En ces temps de tempêtes – Julia Glass

« Mettez-vous à l’abri ou avancez, laissez le passé là où il se trouve, le cimetière de l’avidité. Laissez ces chiens endormis dormir, rêver leurs rêves jusqu’à la fin des temps. »

Vigil Harbor est un havre de paix préservé et privilégié, niché en haut d’une falaise surplombant l’Atlantique. On comprend assez vite que le récit se situe dans un futur plus ou moins proche, dans lequel la crise climatique a largement dégénéré, entrainant dans son sillage catastrophes naturelles, pandémies et tensions en tout genre : guerres, attentats terroristes, interdiction de toute immigration… La vie a déserté les fonds marins, la déforestation a atteint son point critique, et les côtes sont grignotées petit à petit, disparaissant sous l’eau. Mais si tout ceci forme le contexte dans lequel évoluent les personnages, on ne s’attarde qu’assez peu sur ce qu’il s’est passé exactement. Car comme dans tous ses romans, le talent de Julia Glass est avant de creuser dans les racines profondes de ses personnages, de révéler leurs contradictions, leurs blessures, leurs doutes, et leurs peurs. Face au monde dans lequel ils vivent à présent, et qui selon toute probabilité est encore amené à se dégrader inexorablement, ils cherchent tous à concilier leurs désirs matérialistes avec leur conscience que les comportements humains sont la source des maux de la planète.

« L’info de l’instant c’est notre oxygène. On l’inspire par tous les orifices, tous les pores ; c’est comme si l’évolution nous avait équipés d’ouïes spéciales. De branchies à infos. Si c’est une Grosse Info, elle fond droit sur vous comme un missile à tête chercheuse, qui vous transperce jusqu’à l’os. Tempêtes, grèves, assassinats, virus pathogènes, bombes, tremblements de terre, suicides collectifs, livrés à domicile en un éclair. Ensuite il y a l’Info Lente : extinctions, famines, fonte des glaciers, pénuries qui se profilent, fuites dans les raffineries… »

Nous faisons la connaissance de Brecht, 22 ans, revenu vivre au foyer familial après avoir survécu à un énième attentat à New-York et qui peine à sortir de son syndrome post-traumatique. Ou encore de Mike, abandonné par sa femme, partie avec un autre membre (marié) du yacht club afin de rejoindre une des nombreuses sectes survivalistes au fond des bois. Il y a aussi Connie, éprouvée par le deuil de son frère tué au front, et qui craint que son mari, d’origine guatémaltèque, soit expulsé à tout moment du pays. Il est paysagiste tandis qu’elle a monté une école à la maison en compagnie d’autres parents désireux de soustraire leurs enfants à l’influence néfaste de l’école publique. Et puis il y a tous les autres habitants de cette ville en apparence idyllique, qui traversent ça et là notre récit. La tranquillité de Vigil Harbor va connaitre des remous avec l’arrivée en ville de deux étrangers. Une femme d’abord, au fort accent texan, et qui prétend faire un reportage sur le beau-père de Brecht, un architecte qui décroche contrat sur contrat. Et un homme, au charme déconcertant, dont les motivations semblent encore bien plus floues.

« Vous avez le choix. Ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Prenez garde de ne pas le tenir pour acquis. Quand on a trop le choix, il y a beaucoup plus de chances qu’on fasse les mauvais. Et beaucoup plus de chances d’avoir des regrets. »

Tandis que la narration alterne entre les différents personnages, charriant chaque fois un peu plus son lot de révélations sur leur psyché, une certaine tension s’installe, une menace grandit, sans que l’on identifie exactement son origine. Le mode de vie des habitants va être mise à l’épreuve, à mesure qu’il devient évident qu’ils portent des oeillères. Le contraste entre leurs privilèges, leurs soucis matérialistes, leurs désirs absurdes, et le monde en déliquescence qui les entoure parait page après page plus saisissant. Le lecteur est dès lors porté à s’interroger : comment vivre avec une telle chape de plomb sur la tête ? que peut-il rester de l’insouciance, de l’ambition, de la famille, de l’amour même, alors que le désespoir semble être de mise ?

Après les sensibles Une maison parmi les arbres et Jours de juin, Julia Glass s’essaie au roman d’anticipation en mêlant secrets, suspense et émotion, et c’est à nouveau une réussite !

Ma note 4 out of 5 stars (4 / 5)

Éditions Gallmeister, traduit par Sophie Aslanides, 1er juin 2023, 608 pages 

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