Adrienne Mesurat – Julien Green

« Il y a quelque chose de terrible dans ces existences de province où rien ne parait changer, où tout conserve le même aspect, quelles que soient les profondes modifications de l’âme. Rien ne s’aperçoit au-dehors de l’angoisse, de l’espoir et de l’amour, et le coeur bat mystérieusement jusqu’à la mort sans qu’on ait osé une fois cueillir les géraniums le vendredi au lieu du samedi ou faire le tour de la ville à onze heures du matin plutôt qu’à cinq heures du soir. »

Mais quel bonheur cette plume de Julien Green, et au service de quelle cruauté !

Adrienne Mesurat a tout juste dix-huit ans et vit dans une petite bourgade entourée d’un père tyrannique et d’une soeur plus âgée, malade et jalouse de la jeunesse, de la beauté et des espoirs d’avenir de sa cadette. La jeune fille étouffe dans ce carcan et ce quotidien millimétré qui ne lui offre aucun petit bonheur, ne trouvant de plaisir que dans les longues promenades qu’elle fait dans les alentours à l’insu de son père. Un jour, en cueillant des fleurs des champs, elle voit passer une voiture, avec à son bord un homme, le docteur de la ville. Leurs regards se croisent, et voilà qu’elle s’entiche irrémédiablement de lui, se jetant à corps perdu dans une passion qui lui fait oublier sa morne existence. Mais cette passion naissante et déraisonnable va venir enrayer le cours des choses de façon irrémédiable.

« Avec la superstition des âmes que la solitude a rendues farouches, elle s’imaginait confusément que tous les actes de sa vie étaient prescrits d’avance par une volonté inconnue et qu’il n’y avait qu’un moment, un seul moment pour agir. Il fallait saisir ce moment au passage, car le temps l’emportait et ne le rapportait jamais. »

On pense certes à Eugénie Grandet, écrasée par une figure paternelle toute puissante et bornée, ou encore à Madame Bovary, qui résonnent en écho avec cette jeune fille qui s’ennuie si terriblement dans une vie étriquée et monotone de province, dans laquelle le moindre fait et geste est épié et jaugé à l’aune d’une morale étouffante et hypocrite. Adrienne est isolée, sans amis ni parents hormis ceux qui la tiennent sous leur joug, et ne vit plus que pour apercevoir le docteur, qui habite une maison du voisinage. Mais avec une soeur qui l’espionne et un père prêt à utiliser la violence pour la faire plier, cette mince lueur d’espoir pourrait rapidement lui être ôtée, l’amenant à commettre l’irréparable. Au fil des pages et des événements, on ne peut qu’observer Adrienne s’enfoncer de plus en plus dans la tragédie, commettant des erreurs de jugements, accordant naïvement sa confiance, se cognant contre les bords de sa prison jusqu’à la folie.

« Pourquoi donc ne connaissait-elle plus ce bonheur si largement dispensé à d’autres ? Et elle eut un douloureux élan vers cette chose qu’elle ne possédait plus et que le souvenir rendait si belle et désirable. »

Un roman cruel et pourtant d’une justesse terrible, dans lequel Julien Green, comme dans le sombre Leviathan, déploie des trésors de psychologie pour dépeindre la descente aux enfers d’une âme en peine. La souffrance de son personnage est palpable, son angoisse latente, le tourbillon de ses pensées tournant à l’obsession. Un classique bouleversant à (re)découvrir d’urgence !

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Livre de Poche, 16 novembre 2005, 384 pages 

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