
Résumé :
Orphelin depuis l’enfance, William Crimsworth étudie dans la prestigieuse école d’Eton, grâce à l’aide financière de sa famille. À la fin de ses études, il rejoint son frère aîné Edward, qui mène carrière dans l’industrie. Mais les deux frères ne s’entendent pas : victime du caractère irascible d’Edward, William choisit de s’exiler en Belgique. Une nouvelle vie s’offre à lui dans un pensionnat pour garçons à Bruxelles, où il devient professeur d’anglais (…)
« Belgique ! nom peu romanesque, peu poétique, et pourtant celui qui réveille en mon cœur l’écho le plus doux et le plus profond; celui que je répète à minuit, quand seul je rêve au coin du feu ; celui dont la puissance évoque le passé, brise la pierre du sépulcre et fait surgir les morts ; je le redis tout bas, et les souvenirs, les émotions depuis longtemps endormis, s’élèvent entourés d’une auréole ; mais tandis que, l’œil fixé sur leurs formes vaporeuses, j’essaye de les reconnaître, elles s’affaissent comme le brouillard absorbé par la terre, et s’éteignent avec le son qui les a suscitées. »
Mon avis :
Tout adepte des soeurs Brontë que je suis, et en particulier de Charlotte, j’ai mis beaucoup de temps à lire Le Professeur, son tout premier roman. Il faut dire qu’il a mauvaise réputation, elle a inlassablement de son vivant cherché à le publier, et il a été tout aussi inlassablement refusé par son éditeur. S’il a finalement vu le jour après sa mort grâce à son mari, ce ne fut que pour recevoir une pluie de critiques jusqu’à aujourd’hui. C’est donc pleine de préjugés et d’a priori que j’avais entamé cette lecture, déterminée néanmoins à laisser une chance au petit favori de Charlotte Brontë.
« Il en est, pour le professeur, de la jeunesse et des charmes de ses élèves, comme d’une tapisserie dont il verrait continuellement l’envers ; fût-il parfois à même de regarder la surface brillante dont chacun admire les détails, il connait trop bien les nœuds, les points démesurés, les tortillons, les bouts de laine emmêlés qui se trouvent par derrière, pour être séduit par l’éclat et la pureté de lignes qu’on expose à la vue de tous. »
Nul besoin de suspense inutile, j’avais aimé ce petit roman. Il est vrai qu’il est souvent maladroit, certains passages auraient gagné à être supprimés, et sans doute Charlotte Brontë est-elle moins habile lorsqu’elle a recours à un narrateur masculin. Mais Le Professeur ne mérite pas pour autant cette mauvaise réputation qui semble le poursuivre. La seule explication réside dans une comparaison, qui serait somme toute assez injuste, avec les trois autres romans de l’auteure. En effet, il est clair que Le Professeur est inférieur à Shirley, à Villette, et, surtout, à Jane Eyre. Comparer ce petit roman aux mastodontes de la littérature qui lui ont succédé ne peut qu’être en sa défaveur. De même, sa présentation initiale aux côtés du roman d’Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent, avait de quoi le plonger dans l’ombre. En revanche, pour ma part il ne fait pas pâle figure face à Agnès Grey, le roman d’Anne Brontë proposé aux éditeurs pour parachever le trio.
« Je gravissais la colline dans l’ombre ; je rencontrais des épines et des cailloux sous mes pas : pourquoi m’en occuper ? Mes yeux ne voyaient que le ciel, et j’oubliais les pierres qui me déchiraient les pieds, les ronces qui me lacéraient le visage. »
Néanmoins, voici pourquoi j’estime que Le Professeur mérite sa place dans vos bibliothèques. Tout d’abord, et non des moindres, il y a la plume de Charlotte Brontë qui, si elle est moins précise et moins travaillée que dans Jane Eyre, demeure magnifique. Par ailleurs, l’intrigue, si elle ne regorge pas d’atmosphère gothique, de mystères et d’un romantisme fou, est tout de même intéressante pour le point de vue éclairé qu’elle offre sur l’époque. Charlotte Brontë s’intéresse déjà aux jeunes gens délaissés, orphelins, sans ressources, et contraints de ne compter que sur eux-mêmes pour faire leur chemin dans l’existence. La jeune Frances Henri dont s’éprend le protagoniste est non seulement un double éloigné de Charlotte Brontë, mais également de la future Jane Eyre. La romancière dresse un portrait vivace de la société présente à Bruxelles à l’époque, ainsi que des difficultés rencontrées par les jeunes instituteurs et institutrices, qui n’appartiennent ni aux cercles de la bourgeoisie, ni à ceux des petites gens, et qui se trouvent dans la position inconfortable d’être dans le même temps éduqués et désargentés. Du reste, l’essentiel des éléments constituant Le Professeur seront remaniés et présents dans Villette, où cette fois, de manière sans doute plus heureuse, la narratrice est une jeune femme, et l’intrigue bien plus développée et aboutie. Les défauts de ce premier roman y seront également gommés, notamment les longues diatribes, maladroites et pleines de préjugés, reflétant sans doute l’opinion déplorable de la jeune romancière concernant les Français, les Belges, et surtout les catholiques (ce dernier aspect sera néanmoins très présent dans Villette, bien que plus nuancé).
« La vie d’une vieille fille est sans joie et sans but ; son coeur souffre et se dessèche peu à peu. J’aurais fait tous mes efforts pour adoucir ma douleur et pour combler le vide de mon existence ; je n’aurais probablement pas réussi et je serais morte lasse et désappointée, méprisée de tous et n’ayant en réalité aucune valeur. »
Mais surtout, Le Professeur se doit d’exister en raison de l’importance qu’il revêtait pour sa créatrice. Je crois que mon amour pour les romans de Charlotte Brontë, et aussi pour la femme qu’elle était, vient de la place qu’elle occupe dans ses écrits. Que ce soit dans Jane Eyre, où elle a puisé dans de nombreux souvenirs, de ses années de pensionnat à ses expériences comme gouvernante, dans Villette, où elle redonne vie à ses années passées en Belgique et à son ambition déçue d’ouvrir une école, ou encore dans Shirley où, de son propre aveu, le personnage éponyme lui permet de redonner vie à Emily, sa soeur disparue, la romancière se livre entre les lignes, rendant ses romans extraordinairement incarnés, réalistes, et émouvants. Rien de plus naturel dès lors à accorder le même privilège à son Professeur, qui comptait tant pour elle. Sans doute Charlotte Brontë avait-elle besoin d’écrire ce roman, comme une vision fantasmée de ce qu’elle aurait souhaité qu’il advienne de son séjour à Bruxelles. Elle s’était alors éprise de son professeur, Constantin Héger, malheureusement marié. C’est triste et à la fois très touchant, cette expurgation par l’écriture de la frustration de ses sentiments. On comprend dès lors qu’elle y ait été si attachée, et je suis vraiment heureuse qu’il ait finalement pu être publié, même s’il est dommage qu’elle n’ait pas eu cette satisfaction de son vivant.
Ma note (3,5 / 5)
Éditions de l’Archipel, traduit par Henriette Loreau, février 2015, 302 pages
Il faudrait que je le relise à l’aune de ta chronique.
Je faisais partie de celles et ceux qui pensent qu’il est très (trop) maladroit. Pourtant, j’y repense souvent… Je ferai donc une nouvelle tentative.
Il est maladroit, surtout lorsqu’on le compare aux romans qu’elle écrira par la suite. Mais il ne mérite pas cette réputation injuste, je lui trouve des qualités