
Résumé :
Irlande, fin des années 1960. Nora, qui élève seule ses quatre enfants depuis la mort de son mari, tente de refaire sa vie sous l’oeil critique des habitants de la petite ville où elle vit depuis toujours. Opiniâtre et indocile, elle s’affranchit peu à peu des cancans et s’autorise de menues libertés.
Mon avis :
Colm Tóibín est en train de figurer en bonne place parmi mes auteurs contemporains préférés, et, au risque de me répéter, je ne cesse de m’extasier devant la littérature irlandaise… J’ai adoré ce roman, tout en pudeur et en sensibilité, où l’auteur se dévoile un peu puisqu’il se serait inspiré de sa propre mère pour le personnage de Nora.
« Voilà ce que personne ne lui avait expliqué. Elle n’avait plus accès aux sentiments ordinaires, aux désirs ordinaires. »
Nora Webster est une jeune veuve, mère de quatre enfants. Deux filles parties faire des études, et deux garçons plus jeunes. Ces derniers la préoccupent beaucoup, elle s’inquiète de l’impact du décès de leur père sur leur personnalité et leur avenir. Ses problèmes sont somme toute universels : le manque d’argent, la scolarité de ses enfants, sa vie sociale… Nora oscille entre la culpabilité permanente et le désir de s’affranchir de carcans qui l’étouffent.
Elle habite dans une petite ville, Enniscorthy, où tout le monde se connaît. Dans les premiers temps de son veuvage, elle doit subir les visites de condoléances incessantes, dictées sans doute par la gentillesse mais aussi par la curiosité et la volonté de s’immiscer dans ses affaires. Comme si, privée de mari, elle était redevenue une petite fille perdue qu’il fallait guider et sermonner. C’est vrai de son entourage proche, ses soeurs, sa tante… mais également de ses voisins. Ces immixtions dans sa vie privée deviennent rapidement étouffantes et quelque peu sournoises. On voit Nora se débattre entre sa bonne éducation, le poids de son deuil, ses responsabilités maternelles, et son envie de tout plaquer pour recommencer une vie ailleurs. Chacune de ses décisions est décortiquée et critiquée, elle est totalement infantilisée par sa famille. Ainsi certaines décisions concernant Donal par exemple, l’un de ses garçons, sont même prises sans la consulter au préalable.
« Une fois de plus, Nora nota ce ton protecteur que chacun adoptait en s’adressant à elle désormais, comme si elle était une enfant incapable de prendre ses propres décisions. »
Il est amusant de constater que Nora irrite son entourage, ses soeurs, sa tante, ses filles même. Elles aiment à lui rappeler qu’elle était déjà une enfant difficile, qu’elle ne s’entendait pas avec sa mère, et qu’heureusement son mariage lui a apporté un peu de bon caractère. Pourtant ce sont ces dernières qui m’ont tapé sur les nerfs, avec leur intrusion permanente, leurs conversations derrière son dos, leurs critiques. J’ai trouvé le personnage de Nora extrêmement attachant, tout en sensibilité et en force dans le même temps.
On la sent étouffée par ce petit monde qui ne la laisse pas vivre comme elle l’entend. Et qui ne la laisse surtout pas vivre son deuil comme elle l’entend. Le chagrin lié à la mort de son mari monte par vagues, elle essaie de l’étouffer pour garder contenance. Son amour pour son mari est extrêmement émouvant, ainsi que le traumatisme de ses derniers mois de souffrances qui semble la hanter. C’est le deuil d’une vie tout entière qu’elle doit faire, qui commence par la vente de leur maison de vacances à Cush, symbole de leur vie commune heureuse, mais qui dépouillée de son principal occupant, lui parait vide et sale. Nora est bouleversante lorsqu’elle cherche la présence de son mari, sur la plage, dans leur chambre… Son souvenir est perpétuellement présent à son esprit, et c’est magnifique.
« C’était une vie fluide, où les contraintes figuraient comme un élément parmi les autres. Elle avait beau être sollicitée, mobilisée, ses journées lui appartenaient. Pas une fois, au cours des vingt et un ans où elle avait tenu ce foyer, elle ne s’était sentie piégée ou condamnée à l’ennui. Cette existence allait maintenant lui être retirée. »
L’amour qu’elle porte à ses enfants enveloppe également tout le récit. On la sent rongée par la culpabilité de ne pas être suffisamment à la hauteur pour eux, de devoir travailler et les laisser seuls, de ne pas leur offrir tout ce qu’elle souhaiterait, de les voir privés de père… La tendresse, tout en pudeur, qui la lie avec eux, en particulier avec les deux garçons, plus jeunes, plus innocents, est très touchante.
Vers le milieu du roman, on sent que la situation de Nora s’améliore, grâce à son travail, puis à la musique qui la réconcilie avec une part d’elle-même qu’elle avait occulté jusque là. Petit à petit elle s’autorise de plus en plus de choses, elle s’émancipe et s’écoute davantage pour former ses propres choix. Elle se teint les cheveux, prend des cours de chant, participe à des réunion syndicales, repeint son salon, achète une chaîne stéréo… Elle est parfaitement consciente que cela va faire jaser, mais alors que cela l’arrêtait auparavant, elle prend désormais le parti de s’en moquer.
« Elle se demandait si elle était seule à mener son existence ainsi, entre l’ennui de ses jours d’un côté, le pur éclat de cette vie imaginaire de l’autre, et rien entre les deux. »
En toile de fond, Colm Tóibín aime à parler de l’Irlande du début des années 70, la situation politique, les relations avec l’Angleterre, et surtout le conflit en Irlande du Nord, avec un rappel de la tragédie du Bloody Sunday. L’inscription de la vie familiale, du deuil privé, dans les bouleversements d’un pays entier, est très intéressante. Sur un ton plus léger, l’auteur nous donne également des nouvelles des personnages de ses autres romans, comme Eamon et Carmel Redmond, les amis de Cush dans La bruyère incendiée, ou encore Eilis Lacey, la jeune fille quittant sa famille pour les États-Unis dans Brooklyn. J’ai adoré ce détail, c’est comme retourner dans un endroit familier et chaleureux.
C’est un sublime portrait de femme, un livre délicatement féministe, une ode à ce quotidien de mère courage dans une Irlande changeante.
Ma note (5 / 5)
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