
Résumé :
Chaque été, le juge Eamon Redmond quitte Dublin avec sa femme pour la petite ville de Cush. Là où la mer et le vent semblent avoir le dernier mot, il vient oublier les hommes, et leurs déchirures entre croyances, justice et engagement.
Mon avis :
Je suis toujours en pleine découverte de la littérature irlandaise, qui ne cesse de me fasciner. J’avais aimé Brooklyn, et j’ai voulu poursuivre avec cet autre roman de Colm Tóibín. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire des parallèles. Là où dans Brooklyn, il était question d’une jeune fille, naïve et innocente, et de son passage dans le monde des adultes lorsqu’elle quitte l’Irlande et se retrouve propulsée aux États-Unis ; La Bruyère incendiée explore la conscience et les souvenirs d’un vieux juge en pleine introspection. L’une était au début de sa vie et imaginait son avenir, l’autre constate l’écoulement du temps et regarde vers son passé.
« Enfance. La voix enseignante résonnait encore clairement dans son souvenir, mais il ne se rappelait rien de ce qu’avait dit son père au cours de ces premières années. »
Il y a trois parties dans le roman, vraisemblablement trois années successives ou plutôt trois étés successifs, puisqu’il s’agit à chaque fois des vacances judiciaires. Chaque été commence de la même manière : Eamon, un juge respecté, clôt sa dernière affaire avant de partir, comme tous les étés depuis son enfance, en vacances à Cush avec sa femme Carmel. Chaque fois, l’affaire qu’il a à juger avant de partir le perturbe, et chaque fois, sa situation personnelle a évolué et dicte ses pensées. Les souvenirs d’enfance ressurgissent, du moins la partie dont il se souvient. Car très vite on sent le parallèle entre la falaise qui s’effondre dans cette petite ville d’Irlande, précipitant peu à peu les maisons et les champs dans le vide, et le temps qui passe, sa mémoire, qui s’accroche à certains événements, avec une précision et un sens du détail extraordinaires.
« La maison des Keating tenait encore en équilibre au bord de la falaise. Le blanc de chaux étincelait, la bâtisse elle-même paraissait ferme, solide. Elle tomberait bientôt, mais cela faisait des années qu’ils le prédisaient. »
Les chapitres alternent ainsi entre le présent, ses vacances à Cush, et le passé, son enfance auprès d’un père intimidant, taiseux, auquel il voue une admiration sans bornes. On comprend l’influence phénoménale du père sur son jeune fils : le patriotisme, l’importance de la religion, qui contraste avec ses désillusions d’adulte. Leurs relations se compliqueront encore davantage lorsque son père aura une attaque dont les conséquences seront lourdes.
La narration est simple et lente. On est plongé dans la conscience de ce vieux juge, qui observe la falaise, la mer, les changements dans le village, la météo variant d’une heure à l’autre, va-t-il pleuvoir ? va-t-il y avoir trop de vent ? On y sent cette langueur typique des longues journées d’été, le contraste avec la ferveur et le dynamisme de la vie en ville et d’un travail prenant. Les heures s’écoulent lentement, au gré des siestes, des déjeuners, des bains sur la plage, des promenades. Ses souvenirs d’enfance sont également troublants tant il se remémore certaines choses avec précision, on sent le regard empreint d’innocence d’un enfant, curieux de tout et qui pose trop de questions, sur le monde des adultes. Les souvenirs vont ainsi mêler son père, sa famille, ses premiers émois, sa découverte des livres, sa rencontre avec Carmel, sa femme.
« Il pouvait voir la racine grise de ses cheveux, et la pâleur de son bras le fit penser à elle lorsqu’elle était plus jeune. Il avait peur de la toucher, comme si le moindre geste risquait de l’abîmer encore plus. »
En toile de fond, le roman offre un panorama intéressant de l’Irlande, et notamment des questions politiques et de société qui ont secoué le pays. Sont évoqués subrepticement, au gré des événements et des époques, des affaires qu’il a à juger, ou des histoires qu’on lui a raconté enfant : le poids de la religion dans la société irlandaise, le ressentiment envers les Anglais, la lutte nationaliste, la question de l’Irlande du Nord, la peine de mort, le chômage, l’exil aux États-Unis, l’avortement…
« C’étaient des événements qui vivaient en lui, mais qu’il ne pouvait qu’imaginer. Certains étaient si proches, d’avoir été relatés et commentés tant et tant de fois. »
Un très beau roman, très touchant, qui à travers les réflexions d’un homme, aborde ses interrogations, ses doutes, mais aussi ses points d’ancrage : Carmel, Cush, le droit. On le sent profondément ému par le souvenir de son père, par la maladie de sa femme, par la distance qui existe dans ses rapports avec ses enfants. Mais, comme lui reprochera sa femme durant tout leur mariage, il est renfermé, parle peu, s’épanche peu. Et pourtant il y a beaucoup d’amour ; pour elle surtout, et pour ce père avec lequel il n’a jamais su communiquer. C’est un roman poignant, porté par une magnifique métaphore de l’érosion, inexorable. L’érosion du temps, l’érosion des souvenirs, l’érosion de la falaise qui disparaît peu à peu dans la mer…
Ma note (4,5 / 5)
J’ai vu le film Brooklyn mais je n’ai pas lu le livre. J’avais beaucoup aimé l’histoire de cette jeune fille qui quitte tout pour un avenir meilleur.
Ta chronique me donne très envie de lire ce roman. J’aime quand on suit des personnages sur le temps long (ici grâce aux souvenirs) pour voir leur évolution. Le fait que le personnage principal soit juge et ait donc un regard particulier sur la société irlandaise me paraît aussi intéressant.
Merci pour ton message ! Oui le personnage est vraiment intéressant et attachant. J’aime beaucoup la mélancolie et la poésie dans les romans de Colm Tóibín