Aurélien – Louis Aragon

« Au fond le siècle d’Aurélien s’écrit en deux mots : il y avait eu la guerre, et il y avait Bérénice. »

Aurélien est un jeune homme oisif et libertin, qui vit de ses rentes dans une garçonnière sur l’Ile Saint Louis et traine dans les rues de Paris toute la journée, attendant le soir pour faire la tournée des lieux à la mode. Contrairement à certains de ses amis, il ne s’est pas marié, préférant multiplier les maitresses, dont il se lasse vite. Mais voilà qu’un jour, on lui présente Bérénice, une petite provinciale de passage à Paris, qu’il ne remarque d’abord pas réellement, qu’il ne trouve d’ailleurs même pas jolie, donnant naissance à l’un des plus célèbres incipit de la littérature. Au fur et à mesure de leurs rencontres, l’évidence s’impose à lui pourtant : il en est tombé amoureux, sans même s’en apercevoir puisqu’il n’a jamais été familier d’un tel sentiment, qu’il ne comprend pas réellement. Ce sera son éducation sentimentale, lui qui jusque là n’avait jamais aimé et qui n’avait observé les femmes qu’avec détachement, mû par son plaisir égoïste.

« Il était seul, seul dans la pièce et dans l’univers, il n’écoutait plus que lui-même, le mot lâché, le mot immense et soudain… Il venait de choisir sa route, subitement. C’était sans appel. Il en avait décidé. L’amour. Ce serait donc l’amour. C’était l’amour. Un bouleversement total, une agitation intérieure. L’amour. L’étrange nouveauté de ce mot lui serrait le coeur. »

Ainsi Aurélien est-il un magnifique roman sur l’amour dans toutes ses composantes : sa naissance, ses questionnements, ses malentendus et ses tourments. Pourquoi tombe-t-on amoureux ? Quelle différence entre amour et désir ? Le récit n’est que ce lent cheminement, cette exploration de deux coeurs qui se découvrent et s’avouent, à eux-mêmes puis à l’autre, leurs sentiments. Sur un temps finalement assez court, le lecteur suit les différentes étapes de l’amour naissant entre Aurélien et Bérénice et ce qu’il comporte de doutes, de joies et, inévitablement, de souffrances. En parallèle de l’histoire d’Aurélien et de Bérénice, ce sont d’autres formes d’amour qui se dessinent à mesure que les liaisons se nouent et se dénouent, au gré des infidélités et des ruptures. Il y a l’amour jaloux, l’amour désintéressé, l’amour adultère, l’amour passionné, l’amour frustré de n’être partagé, l’amour fou, l’amour violent. Et une question se dessine : l’amour peut-il être heureux ?

« Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée ? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo du doute, attaque tout ce qui rend l’existence tolérable, tout ce qui fait le climat du cœur. »

Mais c’est également le roman d’une époque, Aurélien incarnant cette génération désenchantée dont la jeunesse a été torpillée par la guerre, et qui se trouve propulsée dans la vie à trente ans passés, sans diplôme, sans projet, sans ambition réelle. Au gré d’une galerie florissante de personnages, le lecteur est immergé dans le Paris de l’entre-deux guerres, ses promenades, ses salons bourgeois mais aussi ses petits cafés miteux et ses  boîtes où ramasser des filles. Une ville de noctambules, dans laquelle on croise des grands maîtres, peintres et poètes, politiciens et acteurs. En compagnie du héros, nous voilà battant le pavé parisien, de Passy à Montmartre, de l’Étoile à Pigalle, redécouvrant ses rues et ses adresses iconiques, le long d’une Seine jaune charriant les « noyées » qui défrayaient la chronique. Pour insouciant qu’il paraisse, Aurélien est pourtant constamment rappelé à la guerre, à ses traumatismes, et à cette victoire amère, dont finalement ils ne parviennent pas à faire grand chose. Désemparé face à l’absurdité de l’existence, comme tant d’autres il cherche à oublier, s’abandonnant à cette folie des années vingt, l’alcool, les fêtes, les femmes, la démesure en tout, sans souci du lendemain.

« Si pourtant tout cela n’était qu’une illusion des loisirs, de leurs loisirs à tous deux, et de Paris, de Paris si bien peigné, si propre, où rien n’accrochait l’oisiveté de leurs deux coeurs, le vide immense de leurs coeurs ? Si tout cela n’était qu’une illusion de plus dans cette vie qui se poursuit, qui se prolonge, où l’enfance s’est abîmée, où la jeunesse lentement se brûle, et qui ne laissera plus tard que les traces d’amertume qui font les rides du coeur et du visage, les rides qu’elle imagine lentement naissances au fond du miroir ?
Aurélien… »

Le roman opère comme un charme. On pourrait souligner quelques longueurs, il ne se passe finalement pas grand chose le long de ces quelques 700 pages, et certaines intrigues secondaires font pâle figure, mais peu importe : on se laisse porter par cette plume magistrale qui finit par prendre le pas sur l’histoire. Certains passages sont d’une beauté innommable et frappent par la justesse des mots et la précision des émotions. Ce roman paru en 1944 est sans conteste un monument de la littérature française, porteur de réflexions sur l’impossible quête de l’amour absolu qui n’ont pas pris une ride, et redonnant tout son éclat à cette génération écartelée entre deux guerres.

« Que ma vie est pâle derrière moi ! Rien ne s’y est inscrit qui en valût la peine. Est-ce ainsi pour tout le monde ? Il doit y avoir des destins chargés de soleil, comme les raisins noirs. Pourquoi pas moi ? Pourquoi cette fuite en quête de rien, cette longue fausse manœuvre, ma vie ? C’est comme l’absurde de cette promenade : une débâcle qui a l’air d’une bordée… J’aurai passé à côté de tout. Est-ce qu’on ne peut pas recommencer, jeter les cartes, crier maldonne ? »

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Folio, 3 mars 1986, 704 pages

3 commentaires sur “Aurélien – Louis Aragon

  1. Je n’ai encore jamais cet auteur et ta belle chronique me donne très envie de lire ce roman qui pourrait bien me plaire.
    Je te remercie donc pour cette découverte et te souhaite une belle journée !

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