Cardiff, près de la mer – Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates est sans conteste une écrivaine de génie ; nulle déception par conséquent avec ce recueil de quatre (longues) nouvelles à l’atmosphère pesante, malsaine, inquiétante, flirtant parfois avec le surnaturel, en bref diablement efficace et percutante.

Dans la première nouvelle éponyme, une jeune femme reçoit un coup de téléphone. Le numéro est inconnu et il appelle sur la ligne fixe. En temps normal, elle ne répondrait pas, il s’agit sûrement d’un démarchage téléphonique. Mais à l’autre bout du fil lui parvient la voix d’un notaire : sa grand-mère lui a légué une maison en Californie, une grand-mère qu’elle n’a jamais connue, tout comme le reste de sa famille biologique puisqu’elle a été adoptée à l’âge de deux ans. Intriguée, elle décide de faire le trajet jusqu’à Cardiff et d’y être hébergée par deux grandes-tantes aussi envahissantes qu’excentriques ainsi qu’un oncle fuyant et taiseux. Son enquête sur les motifs de son abandon progresse peu à peu, charriant son lot de révélations désagréables sur un passé profondément enfoui, tandis qu’elle se sent de plus en plus oppressée, doutant des intentions réelles de tous ces étrangers censés faire partie de sa famille.

« Vous ne savez pas avec certitude si vous êtes complètement réveillée ou bien captive dans ce lit inconnu avec son matelas incroyablement dur sous un drap fin et élimé et un édredon empestant le moisi dans un rêve qui s’est éternisé et vous donne l’impression de patauger dans de l’eau boueuse aspirant vos pieds et menaçant de vous entraîner vers le bas, si bien que vous gardez les paupières hermétiquement closes comme un enfant, de peur de ce que vous pourriez entendre ensuite. »

Dans la seconde nouvelle « Miao Diao », il s’agit cette fois d’une jeune adolescente, Mia, qui tente de faire face aux changements de son corps ainsi qu’à ceux opérant au sein de sa propre famille. Son père est parti, et sa mère s’est rapidement remariée avec un homme d’apparence avenant, dont le comportement change rapidement après son installation au domicile familial. Mia souffre par ailleurs de harcèlements à l’école et tente désespérément de cacher ses nouvelles formes sous des vêtements amples, tout en rasant les murs. Elle n’a qu’un seul réconfort, une petite chatte sauvage d’un blanc immaculé, qu’elle a recueillie et qui s’endort contre elle tous les soirs, semblant la protéger contre toutes les agressions du monde.
La troisième nouvelle, « Comme un fantôme : 1972 », se situe cette fois sur le campus d’une université. Alyce est une jeune étudiante douée qui se trouve emprisonnée dans une relation avec l’un de ses professeurs. Tandis que la notion de consentement plane dans l’air, elle découvre qu’elle est enceinte, une mauvaise nouvelle dans les années 1970 qui ne proposaient guère de solutions aux femmes. C’est alors qu’un vieux professeur, profondément ambigu également dans son attirance pour cette jeune fille, lui propose son aide.
Enfin la dernière nouvelle, « L’enfant survivant », suit les pas d’une jeune mariée au sein de la maison dans laquelle la première épouse, une poétesse d’une grande renommée, a mis fin à ses jours ainsi qu’à ceux de sa petite fille. Elle n’a épargné que son fils, âgé alors de sept ans, Stefan. Elisabeth est intimidée par son nouvel époux, plus âgé qu’elle, souvent absent et d’un tempérament agressif. Tandis qu’elle tente d’apprivoiser l’étrange petit garçon survivant, elle se met à entendre des sons dans la maison, à tomber mystérieusement dans les escaliers, et sent le cours des choses lui échapper.

« C’est ainsi que ça a commencé.
Toutes les choses commencent dans l’innocence.
C’est-à-dire — l’ignorance. »

Dans toutes les nouvelles, le malaise s’installe presque immédiatement, avant de grandir et de s’étendre en une angoisse qui prend le lecteur à la gorge. Tous les protagonistes sont des femmes, toutes sont confrontées à de profonds questionnements sur leur identité, sur leur féminité, et sur leur rapport au sexe opposé. J’ai noté d’ailleurs un curieux jeu sur les prénoms : Clare Ellen n’est devenue que Clare après son adoption ; on reproche à Elisabet, et non Elizabeth, son « zézaiement » ; Alyce n’est pas l’Alice du pays des merveilles ; et enfin le prénom de la jeune Mia semble devoir être scandé par les chats sauvages entourant la maison. Toutes se trouvent sous le joug d’un homme, de sa toute puissance et de son emprise, et semblent désespérément seules et impuissantes à s’en libérer. Les hommes de ces nouvelles sont des prédateurs, manipulateurs, menteurs et violents. Les femmes quant à elles sont souvent jeunes, inexperimentées, naïves et isolées. Elles sont souvent aveugles à ce qui se joue autour d’elle, ce qu’Oates retranscrit à la perfection dans leurs sensations, perdues dans des brouillards, perpétuellement confuses et semblant presque droguées, errant entre passé et présent, fantasme et réalité.

« Et pourtant, quelle est cette chose qui nous échappe ? Bien que le coeur se brise, que la mer puissante se déchaîne, nous écrase. Il faut que nous sachions. »

Ce recueil est aussi dérangeant que fondamentalement brillant, dressant un portrait au vitriol de la société, notamment américaine, en abordant des thématiques douloureusement d’actualité : agressions sexuelles et consentement, violences conjugales, avortement. La tension est omniprésente, la plume acérée, rapide, sèche, et Joyce Carol Oates manipule avec brio son lecteur, le laissant hagard lorsqu’arrive la toute dernière ligne. Les questions n’ont pas toutes obtenu de réponses, mais le message est passé très clairement, porté par l’écho hypnotique de ces quatre histoires de femmes aussi mystérieuses que perturbantes.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Philippe Rey, traduit par Christine Auché, 10 mars 2022, 448 pages

2 commentaires sur “Cardiff, près de la mer – Joyce Carol Oates

  1. Comme tu dis, son écriture relève du génie. Cette femme et ses livres sont fascinants et c’est toujours un immense plaisir de découvrir ses nouveaux livres

    1. Oui, même si son oeuvre est parfois un peu inégale, elle est si prolifique !

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