
Résumé :
Sur une plage des Cornouailles, Betty Flanders regarde son fils Jacob et ses frères qui jouent dans le sable. Des années plus tard, nous retrouvons Jacob, étudiant en lettres à Cambridge, parmi ses camarades. Bientôt diplômé, le jeune homme apparaît aussi instable dans son existence professionnelle que dans sa vie affective. Mal adapté à la vie moderne, il se demande si la Grèce antique, objet de ses études, n’offrirait pas un meilleur cadre à son ennui…
« Cette noire tristesse, cet abandon aux eaux sombres qui clapotent autour de nous, c’est une invention moderne. »
Mon avis :
Quel bonheur de retrouver Virginia Woolf et son style incomparable ! Ce roman m’a demandé un effort de concentration particulier, on a vite fait d’être désarçonné par l’écriture de Virginia Woolf, qui semble vagabonder d’un personnage à un autre, d’une sensation à une autre, d’une époque à une autre, comme si elle suivait le fil de ses pensées, par association d’idées, sans s’attarder sur la construction de son récit, semant des bribes de conversations, multipliant les ellipses. Inutile de résister, il faut accepter de faire confiance à l’auteure et se perdre avec elle dans les méandres de sa plume.
« On dit que le ciel est partout le même. Les voyageurs, les naufragés, les exilés et les mourants tirent de cette pensée du réconfort ; et si l’on a des dispositions au mysticisme, nul doute qu’une consolation – et même une explication – ne tombe comme une nuit bienfaisante de cette morne étendue. »
J’ai été frappée par la profondeur des questions abordées, et la force avec laquelle l’auteure soulignait dans ce roman la vacuité de l’existence. La vie de Jacob semble plate et vide, en contraste total avec l’effervescence de la société anglaise autour de lui, qui fait beaucoup de bruit pour rien. Du petit garçon fasciné par les papillons et un crâne de mouton sur la plage, c’est ensuite un jeune étudiant à Cambridge, fumant la pipe et attiré par la Grèce antique, aspirant à tomber amoureux, avant d’être fauché en pleine jeunesse à la guerre. Et puis c’est tout. Jacob ne sera rien de plus. Que dire d’une existence qui peut être résumée en si peu de choses ?
« Nous sommes froids, ou sentimentaux. Nous sommes jeunes, ou nous vieillissons. Dans tous les cas, la vie n’est qu’une procession d’ombres, et Dieu sait pour quelle raison nous nous y cramponnons si fort et les voyons disparaître avec une telle angoisse ! »
Jacob paraît toujours en décalage avec la société, calme mais maladroit, distingué mais peu à son aise, peut-être aspirant à mieux, ou en tout cas à quelque chose de différent. Il est emporté par la vie comme dans une sorte de torpeur, sans paraître se passionner pour rien. Mais finalement que connaît le lecteur de ses passions ? Rien ne nous est dévoilé de ses sentiments, des détails de sa vie. C’est le personnage principal et pourtant il s’efface, il reste discret, taiseux, rêveur, n’étant qu’esquissé. De Jacob nous n’aurons que des impressions, et des impressions décrites, donc hautement subjectives, par tout un tourbillon de personnages qui le côtoient dans le train, à la bibliothèque, à l’opéra, lors d’une soirée, dans un restaurant… Que sommes-nous si nous n’existons pas à travers les autres ?
« Ce qu’il y a de curieux dans la vie, c’est que bien que ses caractères soient visibles pour tout le monde depuis des siècles, personne n’en a su fournir une explication suffisante. Il existe un plan des rues de Londres ; il n’y en a pas de nos passions. »
Avec La chambre de Jacob, Virginia Woolf nous offre une profonde réflexion sur la vie, sur le passage de l’homme sur terre, et ce qu’il en reste après sa mort. Car Jacob, prématurément disparu lors de la Première Guerre mondiale, restera éternellement jeune. Sa vie ne se résumera qu’à cela, jusqu’à la paire de chaussures dont sa mère ne sait que faire après sa mort… Il ne tombera pas amoureux, ne deviendra pas un homme mûr, un père de famille, un vieillard, il n’aura pas le temps de laisser son empreinte sur le monde, tout au plus laisse-t-il quelques souvenirs fugitifs et partiels à ceux qui l’ont connu. Que reste-t-il de nous, de notre moi profond, lorsque l’on disparaît ? Des choses matérielles disséminées au gré de notre vie ? Des impressions, sans doute en partie fausses, de ceux qui ne font que traverser notre route ? Est-il possible de connaître quelqu’un véritablement, ou reste-t-il à jamais une énigme ? Finalement pour Virginia Woolf, c’est peut-être ce qui fait à la fois la tristesse et la beauté de l’âme humaine, elle est éternellement insondable pour autrui, et peut-être même pour nous-mêmes…
Ma note (4,5 / 5)