Mansfield Park – Jane Austen

J’avoue ne jamais avoir compris pourquoi ce roman faisait invariablement figure de mal-aimé dans l’oeuvre de Jane Austen. Pour ma part, c’est l’un de mes préférés, l’un des plus aboutis, mais aussi l’un des plus réalistes, à l’image de Persuasion, mon grand favori. Il m’a semblé que ce désamour provenait essentiellement de l’héroïne, aussi cette chronique va-t-elle se destiner à la réhabilitation de Fannie Price !

Trois soeurs font trois mariages très différents. Lady Bertram s’est assurée une position sociale confortable en épousant un riche propriétaire terrien, maître de Mansfield Park, Sir Thomas. L’ainée, Mrs Norris, a épousé un pasteur et bénéficie de la protection et de l’hospitalité de son beau-frère. Mais la dernière soeur, Mrs Price, a préféré l’amour à l’argent, et épousé un marin contre l’avis familial, rompant ainsi tous les liens.  Peinant à élever ses neuf enfants, elle fait pourtant appel à ses soeurs, qui décident, dans un grand geste de charité aux motivations douteuses, d’accueillir l’ainée des filles chez eux. Fanny arrive ainsi, à neuf ans, dans un milieu social radicalement différent du sien, auprès d’une famille qui ne rate pas une occasion de lui rappeler son rang inférieur. Bien qu’ils l’accueillent sous leur toit, il est en effet clair immédiatement qu’elle ne sera jamais leur égale, et que son rôle se bornera bien davantage à tenir compagnie à la paresseuse Lady Bertram. Ses cousines sont certes plus instruites, mais coquettes et égoïstes. Quant aux cousins, il n’y a qu’Edmund qui se prend d’affection pour Fanny et entreprend de lui rendre le quotidien le plus doux possible.

« Le désordre régnait dans son esprit. Passé, présent, avenir, tout lui faisait peur. »

Dans ce roman, comme dans tous les romans de Jane Austen, il sera question de mariage. Les jeunes filles arrivent en âge, et de nouveaux arrivants dans le voisinage vont donner lieu à de nombreux espoirs. Les cousines de Fanny seront bien sûr sollicitées, tandis que Fanny n’espère rien pour elle et tout pour les autres, souffrant en silence de voir Edmund, dont elle est amoureuse depuis des années, offrir son coeur à une autre. Mais le thème principal du roman est surtout l’opposition entre les caractères. Fanny est une héroïne bien différente de celles auxquelles Jane Austen nous a habitués. Elle est intelligente mais timide, effacée, et convaincue de sa moindre valeur aux yeux de tous, elle s’efforce de se rendre utile et d’être à la hauteur de la générosité dont elle a bénéficié toute son enfance. Elle s’oppose très vite aux autres jeunes filles que l’on croise dans le roman, plus éduquées, plus indépendantes, plus libres dans leur manières, et donc plus susceptibles d’attirer l’attention, mais aussi plus vaniteuses, dépourvues d’empathie et de principes. La pauvreté de Fanny lui est sans cesse rappelée, plus ou moins cruellement selon l’interlocuteur, mais sa droiture et sa fidélité vont peu à peu l’élever aux yeux de tous. Grâce à son ironie subtile, Jane Austen va tout au long du roman construire une critique extrêmement fine de ses contemporains, des travers de ce milieu petit bourgeois de l’entre soi où les apparences et l’argent sont recherchés au détriment des valeurs morales, conduisant ainsi à d’innombrables mariages malheureux et familles désunies.

« Eût-il été doté de toutes les perfections de la terre, j’estime que l’on ne devrait pas tenir pour certain qu’un homme soit acceptable aux yeux de toute femme, sous prétexte qu’il est attiré par elle, de son côté. »

J’ai adoré ce roman, qui comme dit plus haut frappe par son réalisme et la justesse de sa psychologie. Je trouve qu’on atteint ici une maturité plus grande que dans Orgueil et Préjugés par exemple, et la construction du roman est bien plus travaillée. Les élans romantiques y sont sans doute moindres, et Fanny est sans doute moins exaltante et incisive qu’une Elizabeth Bennet, mais, tout comme Anne dans Persuasion, elle m’a semblé plus proche, suscitant bien davantage l’empathie puisqu’on ne peut manquer de s’identifier à cette jeune fille simple et émotive. Méprisée de tous, y compris des personnages les plus ridicules qu’il soit, elle m’a parue irrésistiblement attachante dans sa solitude et son refus de se plaindre. Il me semble qu’elle est jugée insipide parce qu’on aime porter aux nues les personnages féminins puissants, déterminés et passionnés. Mais une lecture attentive de ce roman devrait pourtant nous porter à conclure que Fanny fait en réalité preuve d’un caractère très affirmé, et que sa force est bien plus subtile. Elle supportera tout avec douceur et résilience, ne se laissera jamais influencer, affrontant par moments la colère d’un oncle qui pourtant la terrifie, et restera foncièrement fidèle à elle-même et en ses principes. Comment honnêtement l’accuser de faiblesse de caractère ? Quand enfin les regards se décillent et que ses qualités, souvent par contraste, sont révélées, on admire son humilité et l’intransigeance de son coeur. Je me suis bien souvent demandé si elle n’avait pas inspiré une Jane Eyre, tant leurs personnalités et leurs perspectives m’ont semblé se rejoindre.

Un merveilleux roman, dans lequel Jane Austen déploie tout son talent et son intelligence, et qui mérite d’être reconnu à sa juste valeur.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Folio, traduit par Pierre Goubert, 26 juin 2014, 720 pages

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