Tess d’Urberville – Thomas Hardy

Résumé :

Jeune paysanne innocente placée dans une famille, Tess est séduite puis abandonnée par Alec d’Urberville, un de ses jeunes maîtres. L’enfant qu’elle met au monde meurt en naissant. Dans la puritaine société anglaise de la fin du XIXe siècle, c’est là une faute irrémissible.*

« La muette procession d’arbres et de haies qui défilait près d’elle se rattacha bientôt à des scènes fantastiques et irréelles ; le souffle du vent qui s’élevait parfois devint le soupir de quelque âme immense et affligée, enfermée par l’univers dans l’espace et par l’histoire dans le temps. »

Mon avis :

Tess d’Urberville est probablement l’une des oeuvres les plus pessimistes de Thomas Hardy, mais aussi l’une des plus belles.

L’une des grandes particularités de Thomas Hardy est son désir de parler des gens de la terre, alors que la plupart des auteurs victoriens s’intéressent davantage au sort de la petite bourgeoisie, voire de la haute société anglaise. L’auteur est profondément attaché au monde rural, et s’efforce de rendre justice aux fermiers, paysans, les oubliés, ceux qui sont nés sans rien et qui travaillent dur. L’occasion pour lui de dénoncer des injustices qu’il a en horreur. C’est particulièrement visible dans Tess d’Urberville, où il pointe du doigt l’hypocrisie sociale et prétendument morale, ainsi que l’inégalité entre les hommes et les femmes. L’ensemble du roman tourne autour d’un double standard prédominant à l’époque : les codes de la moralité ne s’appliquent pas de la même façon selon le sexe.

« Elle savait saisir, à l’épaisseur d’un cheveu près, l’instant du soir où la lumière et les ténèbres sont en si parfait équilibre que le jour contraint de s’arrêter et la nuit indécise se neutralisent l’un l’autre et laissent à l’esprit une liberté absolue. Alors le triste fait de vivre s’atténue pour tomber dans l’insignifiance. »

Au début du récit, Tess est une jeune fille de 16 ans, jolie, intelligente et se destinant à être maîtresse d’école si elle n’avait pas été aussi peu gâtée par sa famille. Son père est ivrogne et dépense le peu qu’il gagne, quant à sa mère, elle prend tout à la légère et n’a pas pris la peine d’apprendre à sa fille les choses de la vie. Lorsque le père de Tess apprend par hasard qu’il descend d’une illustre et noble famille, les d’Urberville, l’orgueil lui monte à la tête. Tess est poussée à se réclamer d’eux afin d’en tirer profit pour sa famille. Ce n’est que parce qu’elle est hantée par la culpabilité d’avoir causé la mort du seul cheval qu’ils possédaient, qu’elle se laissera convaincre de se rendre dans cette famille qu’elle ne connaît pas, inconsciente de sa beauté et n’ayant pas appris à se méfier des hommes. Hélas, c’est le début des ennuis, en la personne d’Alec d’Urberville. Ma version différera de ce qu’en dit la quatrième de couverture : à mon sens, Tess n’est pas « séduite » mais violée par Alec, ni plus ni moins. La question fait débat mais il me semble que l’auteur, bien que subtilement et pudiquement, ne laisse pas la moindre place au doute. Tess, honteuse, revient chez elle, enceinte d’un enfant qui mourra peu de temps après sa naissance. Une tache sociale qui la poursuivra toute sa vie, et prédestinera tous ses malheurs.

« Tandis qu’elle baissait innocemment les yeux sur les roses de son corsage, elle ne pressentait guère que, derrière la brume bleuatre du tabac, se cachait le malheur tragique de sa vie, celui qui allait devenir le rayon sanglant dans le spectre lumineux de sa jeune existence. »

Il est difficile de ne pas être émue par Tess, même si ses longues tergiversations peuvent parfois agacer. Elle est déterminée à dévoiler son secret alors qu’il serait, certes plus égoïste, mais surtout plus ingénieux pour elle de le cacher, comme l’ont fait tant de femmes avant elle. C’est paradoxal car elle n’est pas décrite comme profondément pieuse, à la différence de la famille Clare par exemple, et pourtant elle est d’une moralité supérieure à bien des autres personnages du roman. D’ailleurs il est assez clair pour Thomas Hardy, dans ses descriptions des membres de la famille Clare, que la vraie intelligence ne découle pas de l’Église ou de l’Université, mais davantage de la Nature. La critique sociale se double ainsi d’une critique religieuse subtile mais virulente.

« Comme d’autres, il avait appris enfin que la grandeur d’une vie ne provient pas des circonstances extérieures mais de l’expérience subjective, qu’un paysan de sensibilité aiguë mène une existence plus vaste, plus pleine, plus dramatique qu’un roi à l’épiderme grossier. »

Tess est décidée à agir justement, et c’est cette profonde honnêteté et confiance en l’autre qui la perdra. En effet, à confessions égales, c’est la femme qui est condamnée. Des relations sexuelles en dehors du mariage ne sont acceptables que pour un homme, et c’est le ridicule de cette hypocrisie morale que l’auteur s’efforce de démontrer. Il rappelle d’ailleurs à de nombreuses reprises que la situation de Tess était loin d’être isolée à l’époque, et qu’il arrivait souvent à de jeunes paysannes de tomber enceinte avant le mariage. Une hypocrisie d’autant plus révoltante quand on connaît les circonstances du prétendu écart de Tess. L’auteur ne s’attarde d’ailleurs pas trop sur des considérations morales relatives au viol, même si plusieurs personnages répèteront à Tess que ce n’était pas de sa faute. Ce qui malheureusement pour elle, ne changera rien aux yeux de la société.

Les deux autres personnages principaux du roman sont les deux hommes qui marqueront la vie de Tess : Alec d’Urberville et Angel Clare. Il est difficile de ne pas éprouver un profond dégoût pour le premier, Alec étant un séducteur invétéré, égocentrique, débauché, obnubilé par sa propre jouissance au détriment de la vie des autres. Angel Clare quant à lui, paraît au début l’homme idéal pour Tess, celui qui la voit véritablement pour celle qu’elle est. Mais ses préjugés et sa condamnation hâtive ne le rendent pas sympathique, et c’est lui finalement qui incarne le plus ce que Thomas Hardy dénonce : un idéalisme moral égoïste et fallacieux.

« Et, en considérant ce que Tess n’était pas, il négligeait ce qu’elle était, et il oubliait que l’imperfection peut être supérieure parfois à la perfection même. »

La force du récit de cette destinée individuelle ferait en elle-même un excellent roman. Mais Thomas Hardy a ce don de l’inclure dans un tableau extraordinaire. Ajoutant à la beauté de l’oeuvre, les descriptions de ce comté imaginaire du Wessex (qui correspond plus ou moins au Dorset), si cher à Thomas Hardy, sont magnifiques. L’auteur dépeint avec précision et poésie le rythme des saisons, le dur labeur des travailleurs de la terre, le contact avec la nature, l’évolution industrielle.

Si ma préférence va toujours aux Forestiers, on comprend aisément pourquoi Tess d’Urberville est devenu un tel chef d’oeuvre. Plus je lis Thomas Hardy, plus je suis fascinée par son incroyable plume, sa profonde humanité et son désir de lutter contre les inégalités. Cela fait de Tess d’Urberville un roman profondément tragique, ou peut-être plus exactement tragiquement réaliste.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

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*résumé de la quatrième de couverture

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8 commentaires sur “Tess d’Urberville – Thomas Hardy

  1. Bonjour Charlotte, je n’ai jamais lu ce classique mais votre très beau et très intéressant commentaire me donne très envie de le faire. Merci beaucoup.

  2. Je suis de ton avis, Tess est violée, Alec s’en prend à elle pendant qu’elle dort la première fois. J’ai découvert ce roman il y a quelques semaines, après plusieurs années sans lire Hardy, j’espère me pencher rapidement sur « Les Forestiers » et « Le Maire de Casterbridge ».

  3. J’ai lu ce livre il y a longtemps, avant de prendre conscience du sexisme de notre société et de devenir féministe. Je vais le relire bientôt car j’ai besoin de le voir d’un œil.nouveau. J’adhère à tout ce que tu as écrit sur ce livre. Tu en parles très bien, très délicatement. C’est très agréable de te lire.

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