L’enragé – Sorj Chalandon

« Qu’est-ce que c’est que ces hurlements !:
C’est la meute des honnêtes gens
qui fait la chasse à l’enfant.  »
Jacques Prévert. 1934

Un vaurien, un caïd, un voyou. Voilà comment on a désigné Jules Bonneau depuis sa petite enfance. Abandonné par sa mère, puis par son père qui le confie à ses parents, des paysans mayennais, le petit Jules traine ses godasses trouées et un ventre vide. Son tout premier larcin ? Glisser les oeufs d’un voisin dans les poches de sa culotte courte. Mais qui vole un oeuf, vole un boeuf, et petit à petit les méfaits s’accumulent, et s’aggravent. Après sa participation à un incendie vengeur, il est placé dans la colonie pénitentiaire de Belle-île en Mer, cette petite île bretonne davantage connue pour ses plages et ses eaux turquoises que son bagne pour mineurs. Pour sauvegarder les apparences, là-bas les gardiens sont appelés des moniteurs, et les prisonniers des colons. Comme un petit air de colonie de vacances, les sévices, la violence, les privations en plus. Jules, surnommé La Teigne, y arrive à 13 ans, et s’en échappe à 20 ans, aux côtés de 55 autres enfants le 27 août 1934.

« Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de triques et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot. »

La première partie du roman, qui se déroule entre les murs du bagne, sont difficiles à lire, d’autant plus que ces passages crient d’une véracité insoutenable. Attouchements, faim, froid, coups, humiliations… rien n’est épargné à ces enfants que personne ne protège plus. Maltraités autant par les gardiens que par les pensionnaires plus âgés, ils sont par ailleurs exploités pour leur main d’oeuvre gratuite dans les fermes des environs pour des travaux agricoles, chez les petites vieilles pour de la blanchisserie, ou encore destinés à la marine, s’usant les mains sur les cordes. L’évasion, ils en parlent tous, et s’échangent des bribes de légendes urbaines de ceux qui y seraient parvenus, de ceux qui ont été récupérés et envoyés dans un bagne pire encore, ainsi que de ceux qui ont péri dans leur fuite.

« Je n’ai pas droit aux sentiments. Les sentiments c’est un océan, tu t’y noies. Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plainte, pas une larme, pas un cri et aucun regret. Même lorsque tu as peur, même lorsque tu as faim, même lorsque tu as froid. »

Pourtant ils sont 56 à tenter leur chance cette nuit du 27 août 1934, électrisés par une révolte sans précédent. Mais quelles sont les issues lorsqu’on est prisonnier sur une île ? Se cacher dans une grotte, tenter sa chance par la mer, compter sur la bienveillance d’une bonne âme ? Quand on sait qu’une récompense était offerte à chaque tête, c’est la chasse aux enfants qui commence, y compris pour les touristes en espadrilles. Lors d’une battue d’une envergure effroyable, tous sont capturés rapidement et dans la violence, sauf un. À partir d’un fait divers bien peu connu et de l’histoire vraie de ce terrible bagne, Sorj Chalandon imagine alors le destin de Jules Bonneau, celui qui n’a pas été retrouvé. Et si on lui avait tendu la main ? Et si pour la première fois de sa vie quelqu’un avait fait preuve de ce qu’il n’avait jamais connu : de l’empathie, de la générosité, de la gentillesse ?

« Je traverse la ville aux volets clos. Les rues désertées. Le port mort. Je crève d’envie de réveiller des gens, t’inventer une famille, juste pour ton enterrement. Mais il n’y a que nous, ton poids dans mes bras et le ciel qui porte l’orage. »

Un roman déchirant, porté par un style dur, acéré, qui rend justice à ces enfants oubliés de la République, victimes de surveillants vicieux et d’une société plus cruelle encore. Des passages d’une beauté indicible n’éclipsent pas tout à fait la noirceur de l’existence de ces gamins, dont le seul crime pour certains aura été d’être orphelins, ou bien abandonnés. Comment grandir dans un environnement aussi hostile, et comment préserver sa part d’humanité lorsque même l’entraide ne sauve pas ? Le romancier en profite également pour brasser nombre de sujets inhérents à l’époque : avortements clandestins, pédophilie, destin des anciens héros de Verdun, montée du fascisme, communisme, tandis que la guerre d’Espagne se profile, la Deuxième guerre mondiale sur les talons. Aux côtés du jeune Jules, héros complexe et se débattant avec son instinct de survie et son irrésistible besoin de tendresse, apparaissent de magnifiques personnages, tandis que le roman se plonge peu à peu dans l’âpre vie d’un village de pêcheurs, dont la bonté et la solidarité parviendront peut-être à racheter les crimes de leurs semblables. Sorj Chalandon signe à nouveau un très grand roman.

Éditions Grasset, 16 août 2023, 416 pages 

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