Les ravissements – Jan Carson

Quelle joie de retrouver Jan Carson, dont j’avais adoré l’inoubliable Les lanceurs de feu. Dès les premières pages, on retrouve son style unique, ce réalisme magique qui vient dépeindre la vie de ces petites bourgades nord-irlandaises marquées par le conservatisme religieux, ici la paisible (et imaginaire) Ballylack, qui n’est pas loin de ressembler à celle dans laquelle elle a elle-même grandi.

« Vous avez peur de tout ce qui est différent. Peur que les choses changent. Peur que tout reste pareil. Vous avez peur de déranger les gens de votre entourage ou de vous faire remarquer. Vous avez peur d’admettre honnêtement ce que vous êtes. Au fond, vous avez tous peur de vous-mêmes. »

Hannah est une jeune fille de onze ans qui se sent toujours mise à l’écart. Fille unique dans une famille de protestants fondamentalistes, elle n’a le droit à rien qui puisse offenser Dieu : pas de télévision, pas de fête d’anniversaire, pas de cheveux courts, pas de dinosaures, pas de lectures trop déviantes… Des règles qui l’isolent du reste de ses camarades, et qui lui font rater toutes les sorties scolaires les plus amusantes. Comme dans Les lanceurs de feu, le récit se situe durant l’été, et plus précisément aux alentours du fameux 12 juillet, jour de commémoration de la victoire du roi Guillaume d’Orange lors de la bataille de la Boyne, et qui donne lieu chaque année à de nombreux débordements de violence. En 1993, les Troubles sont toujours omniprésents et forment une toile de fond angoissante dans cette petite bourgade d’Irlande du Nord divisée par la religion et la politique.

« Ce foutu pays. Qui veut toujours vous forcer à choisir un camp. »

Mais à l’aube de l’été, un drame vient éclipser tout le reste : un camarade d’école de Hannah, Ross, meurt d’une maladie mystérieuse et fulgurante, signant le début d’une épidémie qui frappe un à un les enfants de la classe. La panique s’installe, à mesure que les événements échappent à tout contrôle : des équipes scientifiques sont dépêchées pour endiguer la contagion et trouver un antidote, des hordes de journalistes envahissent les rues, et un agent de la RUC est envoyé sur place pour prendre en main la situation. Seule Hannah a l’air épargnée, mais elle cache un lourd secret : ses amis viennent tour à tour lui rendre visite après leur mort. Ils ont tous curieusement grandi, et prétendent vivre dans un Ballylack désert, sans règles, limitations ni adultes. Pourquoi Hannah n’est-elle pas touchée par l’épidémie, et pourquoi est-elle la seule à avoir des visions de ses camarades morts ?

« Qu’est-ce qui pourrait bien être dit qui ne soit suggéré par les têtes inclinées, les mains enlacées et tant de larmes ? »

Avec une acuité dérangeante, la romancière scrute les effets de l’épidémie sur une petite communauté dans laquelle les tensions étaient déjà latentes. Les habitants sont mis à l’épreuve, et la crise va venir gratter sous le vernis des apparences, éprouvant les liens familiaux, amicaux, professionnels. Si Hannah est le personnage central du récit, celui-ci vogue d’une famille à une autre, dressant des portraits sans concessions : la famille de hippies qui ne croient pas en la médecine et aux médicaments ; la mère alcoolique qui ne s’est pas rendue compte de la maladie de son fils dans la pièce à côté ; le père fermier qui se débat pour trouver en lui autant d’amour pour son fils que pour sa fille ; la famille d’origine asiatique prête à oublier ses propres traditions et ses propres sentiments pourvu qu’elle donne l’impression d’être suffisamment intégrée… tous sont croqués avec un réalisme et une ironie mordante, soulignant les travers de cette communauté dysfonctionnelle, si diverse et pourtant campée sur ses valeurs conservatrices. Car la religion a dans le récit une place phare : elle est celle qui divise et qui isole, suscitant de profonds désaccords au sein même d’une famille, mais également celle vers laquelle on se tourne quand le désespoir pousse à tout tenter, repoussant les limites du rationnel.

« Je croyais qu’en grandissant on aurait toutes les réponses. On saurait quoi dire. On saurait tout faire marcher correctement. Peut-être que les adultes ne savent pas quoi faire non plus. Peut-être qu’ils sont aussi perdus que nous. »

Armée d’une touche de supernaturel, bien moins présente cela étant à mon regret que dans Les lanceurs de feu auquel elle apportait une étrangeté et une essence absolument uniques, Jan Carson explore les complexités du traumatisme collectif, et suit le cheminement de Hannah, dont l’existence va être bouleversée. Avec un mélange des genres toujours aussi prenant, elle aborde des thèmes aussi divers que la foi, la culpabilité, le deuil, mais aussi cette confrontation de l’enfant qui grandit à l’adulte. Par le biais de ces enfants en colère, morts trop jeunes et vivant une adolescence prématurée dans un au-delà aussi familier qu’inconnu, elle évoque avec finesse la difficulté de grandir dans un monde ébranlé dans ses certitudes. Des enfants auxquels on avait confié la lourde charge d’être l’avenir d’une Irlande apaisée pour combler les faiblesses et les erreurs de leurs parents.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Sabine Wespieser, traduit par Dominique Goy-Blanquet, 5 janvier 2023, 440 pages

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