
Avec ce recueil de nouvelles, très attendu après l’immense succès de Notre part de nuit (bien qu’en réalité il ait été écrit bien avant le roman), Mariana Enriquez s’impose à nouveau comme la nouvelle maitresse incontestée de l’horreur.
« Nous étions effrayés, mais la peur n’a rien à voir avec le désespoir. »
Elle signe avec Les dangers de fumer au lit un recueil subtil tout en noirceur, gothique et allégorie, dans lequel on retrouve les thèmes chers à la romancière argentine. Ces douze nouvelles, qui distillent une atmosphère oppressante et quelque peu poisseuse, intensément dérangeante, mettent toutes en scène des personnages féminins aux prises avec la société, leur famille, leur corps. Des petites filles déterrent des os d’enfant dans le jardin, des adolescentes hurlent de terreur la nuit, des femmes agonisent de solitude. Toutes sont malmenées, voire maltraitées, hantées par leurs propres démons et cherchent à assouvir leurs pulsions. Beaucoup sont des adolescentes, perdues dans ce gouffre entre deux âges où l’enfance résiste et la sensualité affleure, et d’autant plus fragiles mais également redoutables. Les fantômes ne sont jamais loin, les malédictions non plus ; le ton est cru, miroir des peurs contemporaines, ancrées dans quelque chose de bien plus ancien que nous. Avec finesse, les nouvelles entremêlent l’intime au politique, les tourments des personnages faisant écho à ceux de l’Argentine, hantée elle-même par son passé : violence sociale, disparus de la dictature, impact du règne des narcotrafiquants se glissent entre les lignes…
« Parfois j’ai l’impression que les fous ne sont pas de vraies gens. Ils seraient comme les incarnations de la folie de la ville, des soupapes de sécurité. »
Mes préférées ont été « La Vierge des truffières », mettant en scène une bande d’adolescentes qui jalouse cette fille plus âgée et pourtant moins séduisante qui réussit à attirer l’homme tant convoité ; « Le puits », dans laquelle une petite fille, Josefina, accompagne sa mère et sa soeur chez une sorcière, et devient ensuite hantée par la peur, si terrifiée qu’il lui est impossible de mener une vie normale ; « Rambla Triste » qui raconte la visite d’une jeune femme à son amie dans une Barcelone où règne une odeur nauséabonde et dont les ruelles labyrinthiques regorgent de figures fantomatiques ; et enfin « Les petits revenants », presqu’un roman à elle seule et qu’on imaginerait parfaitement retranscrite au cinéma : l’histoire d’une archiviste fascinée par les disparitions d’enfants et qui devient obsédée par une jeune fille en particulier, à la beauté subjuguante. Quelques jours après avoir vu une vidéo prouvant son décès, elle l’aperçoit vivante, assise sur des marches près de son travail. C’est le début du retour des enfants, qui va susciter l’enthousiasme avant de provoquer une terreur sans nom chez les habitants.
« – On enferme toujours les folles dans les livres, murmura Elina.
– Elles pourraient s’échapper. »
J’ai refermé ce recueil séduite une fois de plus par le style inimitable de Mariana Enriquez, qui parvient à susciter à parts égales la fascination et le malaise chez son lecteur. Bien qu’on y retrouve de quoi peupler les cauchemars, j’ai tout de même de très loin préféré son roman, Notre part de nuit, qui construisait tout un univers, complexe, ensorcelant et inexploré, en nous offrant par ailleurs des personnages inoubliables.
Ma note (4 / 5)
Éditions du Sous-Sol, traduit par Anne Plantagenet, 13 janvier 2023, 240 pages
Moi qui adore la littérature gothique, je suis bien tenté de le lire !! Merci !