Les lanceurs de feu – Jan Carson

« Je suis son père… je suis responsable de toutes mes propres fautes. »

Nous sommes à Belfast, pendant l’été 2014. Il fait une chaleur accablante, la Coupe du monde de football bat son plein, et on se prépare à supporter les inévitables feux de joie qui accompagnent tous les ans les parades orangistes du 12 juillet. Personne ne s’inquiète donc de prime abord lorsque de gigantesques feux éclatent ici et là dans la ville. Mais progressivement, ils se font plus nombreux, plus hauts, ravagent les rues, les maisons, les bâtiments publics, et la tradition se mue en véritable mouvement, rappelant douloureusement le spectre des Troubles. La tension monte, l’inquiétude gagne, et l’on retient son souffle tandis que Belfast s’embrase.

« Tous mes autres chagrins m’ont fait l’effet d’une chute. Mais celui-ci me donnait le sentiment de danser : un pas appris après l’autre jusqu’à ce qu’il ne reste plus de pas qui suive. »

Durant ces trois mois, deux pères vont se croiser. L’un, Jonathan, est un médecin solitaire, mal aimé par ses parents, dépourvu d’amis, il accomplissait son travail machinalement jusqu’à ce qu’il rencontre, une nuit de garde, une Sirène, qui l’a séduit puis abandonné quelques mois après, lui laissant une petite fille, Sophie. Le voilà terrorisé à l’idée que le bébé tienne de sa mère, qu’elle ait elle aussi le pouvoir, par le simple charme de sa voix, de causer la dévastation. Il guette donc sur son visage les ressemblances, celles qui feront d’elle une petite fille ordinaire, ou bien une créature enchanteresse. Bientôt, elle dira ses premiers mots, et il devra prendre une décision. L’autre père de cette histoire est Sammy, un ancien paramilitaire loyaliste, persuadé d’avoir reconnu son fils sur la vidéo anonyme du « Lanceur de feu », figure de prou de la vague d’incendies qui ravage la ville. En son for intérieur, il a toujours su que Mark était différent, qu’il y avait le Mal en lui. Sans doute est-ce sa faute, n’était-il pas l’image même de la violence pendant les Troubles ? Ne se délectait-il pas de voir couler le sang des catholiques ? À présent qu’il a fait exister pire que lui, comment pourra-t-il supporter le poids de ses péchés ?

Tous deux se rejoignent dans leur désarroi, leur impuissance et leur sentiment de culpabilité. Les voilà persuadés d’avoir engendré la violence, et incapables de déterminer la voie à suivre. Comment choisir entre protéger son enfant, et protéger les autres ?

« Mais nous voilà avec ces Grands Feux et tous tes dégâts. La ville entière brûle et tu es au centre, à parler les mots de sang de ma jeunesse. Les drapeaux et les feux de joie. Les droits civiques et la liberté de parole. Inutile de nier que tu y es mêlé. Tu crois qu’un père sait pas reconnaître la main de son fils brandie en colère ? Tu crois que ta main est plus rouge que la mienne ? J’en doute, fiston. Tu sais donc pas d’où vient ta noirceur ? »

La narration est hypnotisante, et l’étrangeté du récit, flirtant avec le surnaturel, totalement déstabilisante. Tout est signe, tout est paradoxe, tout est lié. Le malaise qui étreint la population et les protagonistes finit par gagner le lecteur, qui se perd dans ce mélange de fantastique et de réalité crasse, de beauté et de laideur, sur fond de tensions politiques. Dès les premières pages, les sirènes semblent tout emporter sur leur passage, tant la créature presque mythologique qui séduit Jonathan, que les sirènes d’alerte hurlant jour et nuit au rythme des brasiers. Tandis que les pères sondent leur passé et leur culpabilité, il y a aussi Belfast, dont les meurtrissures jaillissent sur les jeunes générations, emprisonnées dans un passé brumeux, victimes perpétuelles des crimes de leurs ainés. Si le roman laisse deviner entre les lignes toute la fragilité de la paix en Irlande du Nord, elle fait sourdement écho à celle de l’avenir de ses enfants. L’Histoire irlandaise s’incarne dans celle de ces deux pères en perdition, tandis que les conflits du passé persistent à s’immiscer dans le quotidien des habitants de Belfast, qui peinent à en finir avec la colère et de la violence. 

« C’est la ville qui ne les laissera partir ni l’un ni l’autre »

Ce roman, qui prend des allures de conte cruel, ressemble à une gigantesque et complexe allégorie, dont on ne finirait pas d’explorer les fils. La romancière y mène une brillante exploration de la paternité, de cet amour qui embrase tout et qui signe le début de l’intranquillité, des joies luttant au coude à coude avec les peurs glaçantes, de l’héritage qu’on laisse derrière soi. C’est un tour de force, qui prend littéralement aux tripes, et une plume difficile à oublier.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Sabine Wespieser, traduit par Dominique Goy-Blanquet, 9 septembre 2021, 384 pages

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