La prisonnière des Sargasses – Jean Rhys

« Quand je contemplais au soleil les fleurs rouges et jaunes, sans penser à rien, c’était comme si une porte s’ouvrait et que je fusse quelque part ailleurs quelque chose d’autre. Plus moi.
Je sus l’heure du jour où, bien qu’il soit chaud et beau et qu’il n’y ait pas de nuages, le ciel vous regarde d’un air mauvais. »

Dans les années 1830, Antoinette Cosway est une jeune créole qui grandit en Jamaïque dans un climat social survolté. L’abolition de l’esclavage a ruiné son père, qui s’est laissé mourir dans l’alcool, laissant sa mère seule avec deux enfants, emmurés dans une grande demeure délabrée, sans grands moyens de subsistance et livrés à la vindicte des anciens esclaves. Antoinette grandit tant bien que mal, dans l’indifférence de sa mère qui se lamente sur sa beauté enfuie et consacre toute son énergie à son fils handicapé. L’espoir renait à son remariage avec Mr Mason, mais leur soudain déploiement de richesses entraine un redoublement de la haine qu’on leur porte, et ils sont obligés de fuir leur demeure, incendiée et mise à sac. Tandis que son frère succombe et que sa mère, désespérée, sombre dans la dépression, Antoinette est envoyée dans un couvent. Elle n’en sortira à dix-sept ans que pour être mariée par son beau-frère, Richard Mason, à un gentleman anglais désargenté.

« Puis j’écoutais la pluie, chanson somnolente qui semblait ne devoir jamais finir… La pluie, la pluie à jamais. Noie-moi dans le sommeil. Et vite.
Le lendemain matin, il ne restait que très peu de signes de ces averses. Si certaines fleurs étaient meurtries, les autres avaient un odeur plus suave, l’air était plus bleu et d’une scintillante pureté. »

Son point de vue à lui prend alors un peu le relais. Il n’est qu’un fils cadet, envoyé à l’aveugle par son père et son frère ainé afin de rapporter de l’argent pour entretenir leur manoir anglais. Ce mariage arrangé, dans ces îles lointaines dont il ne supporte pas le climat et dans lesquelles ils passent les premières semaines terrassé par la fièvre, ne l’enchante guère. Pourtant la lune de miel commence sous de bons auspices, Antoinette est jolie, enthousiaste à l’idée de lui montrer les merveilles de son coin de paradis, et il se prend à rêver au bonheur. C’est alors que les racontars les rattrapent, il reçoit des lettres calomnieuses, l’informant du « piège » dans lequel il serait tombé, de prétendues relations extra-conjugales, et de la maladie mentale qui coule dans les veines de sa jeune épouse. Mensonge ou vérité, le mal est fait. Persuadé d’avoir été dupé, de plus en plus paranoïaque, il se défie d’elle et s’en éloigne, devenant de plus en plus cruel à mesure que son orgueil est blessé. Poussée dans ses retranchements, privée de liberté et d’amour, Antoinette sombrera finalement effectivement dans la folie, devenant la démente échevelée errant la nuit comme un spectre dans les sombres couloirs de Thornfield.

« J’aimais cet endroit et vous en avez fait un endroit que je hais. Je pensais que si tout le reste s’en allait de ma vie, j’aurais toujours ceci, et maintenant vous me l’avez gâché. Ce n’est plus qu’un endroit de plus où j’ai été malheureuse, et toutes les autres choses ne sont rien auprès de ce qui est arrivé ici. Je le hais maintenant comme je vous hais, et avant de mourir, je vous le ferai voir, à quel point je vous hais ! »

C’est un roman triste et étouffant, en particulier parce qu’en réalité, les deux personnages souffrent énormément et sont à plaindre, succombant sous le poids de leur propre histoire, et ne parvenant pas à trouver une certaine forme de rédemption ensemble. On sent entre les lignes le poids des regards en coin et des racontars, de la malveillance dont la jeune femme fait l’objet, et l’atmosphère des lieux, la moiteur des îles ainsi que l’odeur entêtante des fleurs prennent rapidement à la gorge. Le huis-clos cauchemardesque que devient leur lune de miel est oppressant, l’alternance des récits d’Antoinette et de son mari retranscrivant parfaitement leur incompréhension mutuelle et cette montée en puissance de la haine réciproque qu’ils finissent par se vouer, l’époux se drapant dans sa vanité, Antoinette noyant son désespoir dans le rhum.

« Je haïssais les montagnes et les collines, les rivières et la pluie. Je haïssais les couchers de soleil, de quelque couleur qu’ils fussent ; je haïssais la beauté de ce lieu et sa magie et son secret que je ne connaitrais jamais. Je haïssais son indifférence et la cruauté qui faisait partie intégrante de sa beauté. Par-dessus tout, je haïssais Antoinette. Car elle faisait corps avec la magie et la beauté. Elle m’avait laissé assoiffé, et toute ma vie ne serait que soif et désir ardent de ce que j’avais perdu avant de l’avoir trouvé. »

J’étais très intriguée par ce récit qui se propose d’imaginer la vie de la célèbre Bertha, première épouse de Mr Rochester dans Jane Eyre. Dépeinte dans le roman de Charlotte Brontë comme une folle furieuse menaçante, il était ingénieux de lui redonner une existence pleine et entière, une personnalité, un passé, une voix. C’est le destin tragique d’une femme dont la vie a été gâchée par la malveillance, qui n’a bénéficié d’aucun appui, et qui est poussée à la folie par l’injustice et le rejet de la société, ainsi que du seul homme qu’elle ait aimé et à qui elle ait fait confiance. Il rappelle également qu’à une certaine époque, tout comportement féminin jugé inacceptable pour l’homme était assimilable à la folie, à l’hystérie, et condamnait les femmes à l’enfermement, à la honte et à la solitude. Publié en 1966, ce roman sombre et mélancolique, porté par une plume hallucinatoire, est l’un des plus célèbres de Jean Rhys, notamment parce qu’il serait en grande partie autobiographique, s’inspirant de sa propre enfance antillaise et d’une vie émaillée de difficultés.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Gallimard, traduit par Yvonne Davet, 2 septembre 2004, 240 pages

4 commentaires sur “La prisonnière des Sargasses – Jean Rhys

  1. Très intéressante cette relecture inspirée de Jane Eyre. Je suis enchantée de voir qu’elle t’a laissé un aussi beau sentiment de lecture ! Rares sont les romans dérivées d’oeuvres plus célèbres, qui parviennent à la fois à être cohérentes, trouver un sens, respecter le matériau d’origine tout en étant à la hauteur. Ca me rassure car j’avais un peu la crainte d’acheter ce livre et d’être déçue !

    1. Oui cela dit cela n’a pas grand chose à voir avec Jane Eyre, notamment en termes de style et d’atmosphère. Mais c’est très intéressant d’avoir tiré le fil de la vie de ce personnage secondaire !

  2. Un roman sur l’esclavage ne peut qu’etre triste et étouffant, mais néanmoins enrichissant sur cette réalité souvent niée de l’Histoire.

    1. Ce n’est pas vraiment un roman sur l’esclavage, qui sert simplement de toile de fond pour expliquer l’enfance d’Antoinette. C’est un roman psychologique, et sur l’incompréhension entre deux êtres

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