Nuit et Jour – Virginia Woolf

Pour qui serait habitué aux écrits de Virginia Woolf, ce roman, le deuxième de la romancière anglaise, aurait de quoi décontenancer ; il est en effet plus long, et surtout bien plus classique, avec une narration qui forme un ensemble linéaire et cohérent. Il tranche donc avec Mrs Dalloway, Les Vagues ou encore Vers le phare, qui incarnent réellement ce qui deviendra son style unique et inimitable, son univers si particulier. Pour autant on y sent déjà les prémisses du flux de conscience qui la caractérise tant, ce talent inné pour s’immiscer au coeur de l’âme humaine, et surtout, la puissance inégalable de sa plume.

« Si elle avait tenté d’analyser ses impressions, elle aurait dit que là se trouvaient les réalités dont nous percevons les apparences dans notre monde ; ses sensations étaient si franches, violentes et libres, comparées à celles qu’on éprouve dans la vie courante. Là se trouvait ce qu’on aurait pu ressentir, si on avait eu pour cela la moindre raison : le bonheur parfait dont nous goûtons ici les miettes, la beauté dont nous n’avons ici qu’un aperçu fugace. »

Le roman retrace les errances sentimentales de deux personnages diamétralement opposés. D’un côté il y a Katharine Hilbery, issue d’un milieu bourgeois, petite fille d’un poète victorien, élevée dans le culte du passé par une mère qui s’adjoint ses services depuis des années afin d’écrire une biographie de l’homme illustre, qui bien sûr n’avance pas d’un pouce et est bien davantage l’occasion de sorties plus ou moins spirituelles sans grand rapport. Katharine obéit en fille unique modèle, tout en cachant son amour des mathématiques. Elle s’est décidée à épouser un poète, William Rodney, bien qu’elle ne l’aime pas, simplement parce qu’il a la faveur de ses parents et que de toutes façons, rien ne lui parait être en cohérence avec son état d’esprit. Elle ne sait pas ce qu’est l’amour et se plie aux convenances, espérant aussi sans se l’avouer pouvoir échapper enfin aux salons de ses parents et à cette vie passée à l’ombre d’un ancêtre encombrant.

« Que pouvait offrir le présent, se demandait-elle, en comparaison des trésors prodigués par le passé ? Un jeudi matin était en cours d’élaboration, distillé seconde après seconde par la pendule de la cheminée. »

De l’autre côté, il y a Ralph Denham, notaire de profession, et issu d’un milieu bien plus modeste, vivant en périphérie de la ville avec sa mère et ses nombreux frères et soeurs. Lorsqu’ils se rencontrent, ce ne sont que préjugés et incompréhensions, et pourtant chacun intrigue l’autre inexplicablement. Subjuguée par sa beauté et par son aura mystérieuse, Ralph perd pied lorsqu’il apprend que Katharine est fiancée, cherchant tour à tour à se délivrer de son obsession pour la jeune fille et à trouver un moyen pour se rapprocher d’elle. Son infortunée confidente, Mary, est le parfait antagoniste de Katharine : d’un milieu similaire à Ralph, elle vit déjà seule à vingt-cinq ans et n’accorde d’importance, pour autant qu’elle cherche à s’en convaincre, qu’au travail : elle est en effet suffragette et oeuvre pour diverses causes féministes, tout en ne pouvant se cacher entièrement sa jalousie teintée de fascination pour Katharine.

« Son imagination peignait sans effort des tableaux auxquels sa raison n’apportait pas la moindre retouche, des fonds superbes qui projetaient une lumière chaude mais irréelle sur les événements au premier plan. L’amour, rêvait-elle, avait la splendeur des eaux tumultueuses qui tombent avec fracas du haut des éperons rocheux et s’abîment dans les profondeurs bleutées de la nuit ; il se gonflait du flot de la vie même qu’il entraînait jusqu’à l’apothéose de l’abandon absolu et définitif. »

Ce roman d’apprentissage plonge donc dans la vie de jeunes gens dans la société anglaise du début du 20e siècle, reprenant le thème éminemment classique du mariage, avec des atermoiements et complications amoureuses qui rappellent les romans de Jane Austen. Mais si l’intrigue est avant tout sentimentale, l’histoire est en réalité bien plus profonde qu’il n’y parait au premier abord, et on se trouve déjà au coeur des grands questionnements de la romancière sur l’amour, l’identité, les relations familiales, la condition féminine ou encore le rapport à l’écriture. Nuit et jour, c’est d’abord très concrètement l’essence des relations entre les personnages, et leurs personnalités mêmes, qui changent drastiquement le jour et la nuit : tandis que leur place dans la société et dans leur famille est clairement définie durant la journée, leurs fréquentes promenades nocturnes dans Londres, seuls ou accompagnés, sont bien souvent l’occasion de réflexions plus profondes, et de révélations sur leur moi intime.

« Cette passion brûlait maintenant à l’horizon comme un soleil hivernal caché derrière un nuage vaporeux projetant à l’ouest un losange de verdure. Ses yeux fixaient un point infiniment vague et lointain ; c’est grâce à cette lueur qu’il pourrait avancer désormais et qu’il lui faudrait, à l’avenir, trouver sa route. C’était tout ce qui lui restait d’un univers dense et foisonnant. »

Mais Nuit et jour ce sont également ces paradoxes constants, ces deux faces d’un même monde ou d’un même individu. Ces deux jeunes gens si différents qui peinent à s’avouer ce qu’ils ressentent, tiraillés entre leur attirance et la crainte non seulement de se méprendre sur la réalité de la personnalité de l’autre mais aussi de perdre leur identité enfermés dans un mariage conventionnel. C’est aussi une fracture entre deux mondes, le nouveau laissant définitivement de côté l’âge victorien pour se tourner vers l’avenir, bien que celui-ci ne porte guère de promesses, ce que Virginia Woolf, d’une santé mentale déjà fragile, a délibérément éludé en plaçant son histoire dans l’avant-guerre. Tandis que l’ancienne génération est dépeinte avec une douce ironie, livrant des personnages parfois assez ridicules, que ce soit les parents de Katharine ou les collègues de Mary ; la nouvelle génération tente de s’émanciper, de quelque manière que ce soit, et a de grandes ambitions pour son avenir, des espoirs tus et des passions secrètes.

« Mais elle ne pouvait réduire sa vision à des mots, puisqu’il ne s’agissait pas d’une forme précise se détachant en couleur sur un fond d’obscurité, mais plutôt d’une excitation diffuse, d’une atmosphère, qui, lorsqu’elle essayait de se la représenter, prenait la forme du vent qui court sur les flancs des collines du Nord et fait danser la lumière sur les étangs et les champs de blé. »

Certes, ce roman ne confine pas encore au génie qui se révèlera par la suite. Pourtant la romancière s’est dotée de personnages aux désirs complexes, et de thèmes sous-jacents riches de réflexions. Le lecteur est invité à comprendre les tréfonds de l’âme de chacun des personnages, et leurs doutes, leurs rêveries ainsi que leurs sentiments profonds sont dépeints avec une telle acuité qu’ils finissent par rejoindre les nôtres. Pour finir, si l’intrigue parait parfois s’étirer en longueur, c’est pour laisser la place à des passages d’une splendeur terrible, qui préfigurent déjà les images d’une beauté déchirante que l’on trouvera avec récurrence dans les romans qui suivront. Tout cela en fait un roman également incontournable pour comprendre cette romancière si torturée, et qui éclaire d’un jour nouveau le reste de son oeuvre.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Folio traduit par Françoise Pellan, 19 janvier 2017, 720 pages 

Un commentaire sur “Nuit et Jour – Virginia Woolf

Laisser un commentaire