
« Je sens ma propre solitude. »
Publié en 1931, Les Vagues est du propre aveu de Virginia Woolf le livre qui fut « le plus difficile et le plus complexe ». On le comprend sans peine, tant dès les premières lignes le roman impose une expérience hors du commun.
« Nous dévidons fibre à fibre des pelotes de ficelle soigneusement enroulées, en nous rappelant nos rencontres passées. »
On y suit un groupe d’amis, Bernard, Neville, Louis, Suzanne, Jinny et Rhoda, alors qu’ils ne sont encore que des enfants, courant après les papillons entre deux classes. Les chapitres font par la suite des bonds dans le temps, de l’enfance à l’adolescence, puis à la maturité, au gré de leurs retrouvailles et des grandes étapes de la vie, les confrontant à l’amour, la mort, la jalousie, l’ambition, la maternité, les regrets… Ces chapitres alternent avec des descriptions de la progression du soleil et des vagues qui viennent lécher le rivage, retraçant l’évolution de la nature le temps d’une journée, ou bien peut-être le temps d’une vie.
« Certes, la vie est un rêve. La flamme de volonté qui danse dans quelques yeux est vite soufflée, vite éteinte. »
Tour à tour ces six amis prennent la parole, se relayant par leurs monologues intérieurs, qui s’avancent puis se retirent telles les vagues rythmant la course du soleil. Ils racontent les cahots de la vie, leurs hésitations, leurs questionnements, mais surtout l’immense solitude dans laquelle plonge la complexité de l’individu, qui échappe au monde et éloigne des autres. Tout au long de leur vie, ils vont se livrer à une véritable quête d’identité, se comparant les uns les autres tout en cherchant à affirmer leur individualité, offrant leurs différences de perception, des événements comme des caractères. Il y a celui qui ne peut vivre que parmi les autres, celui qui aime sans espoir, celui qui se rêve poète, celle qui désire une vie de famille calme a la campagne à faire des confitures, celle qui préfère les remous des grandes villes et cherchera toujours a séduire, et celle enfin qui se sent à part, mal dans sa peau, à l’âme tourmentée. Mais malgré leurs différences et la trajectoire distincte de leurs destins, tous ressentent profondément la solitude, et tous dévoilent l’épaisseur de leur vie intérieure, de leurs doutes et de leurs souffrances.
« Moi qui par-dessus tout désire être embrassé avec amour, je me sens étranger, exclu. Moi, qui souhaite que les vagues de la vie ordinaire se referment au-dessus de moi pour me protéger, je découvre du coin de l’oeil de distants horizons… »
C’est un roman exigeant, et il faut dépasser le premier chapitre pour réellement prendre la mesure du rythme imposé par Virginia Woolf et finir par se laisser porter par le flux de conscience des personnages, et surtout par cette vague, ce va-et-vient permanent entre les différentes voix, qui se retrouvent puis s’éloignent dans un mouvement infini. C’est un roman magistral, incroyablement dense, et qui offre des réflexions poignantes sur l’existence. On y trouve l’essence de l’expérience humaine, les interrogations les plus intimes, les blessures les plus universelles, la vanité de la vie, l’inéluctable difficulté à se connaitre, à se faire connaitre et à connaitre l’autre. Et surtout cette poignante solitude, cette impossibilité à se fondre dans l’autre et ce refus d’errer seul dans l’existence. Le tumulte des pensées finit par faire corps tout comme les personnages qui s’effacent peu à peu puisqu’au fond, il sont l’humanité, ils sont nous. C’est à couper le souffle de splendeur, de poésie, et d’intelligence, et ces pages qui font appel à l’âme et à la beauté, qui se ressentent bien plus qu’elles ne se lisent, forment un texte absolument unique et incomparable dans la littérature.
Ma note (5 / 5)
Éditions Livre de Poche, traduit par Marguerite Yourcenar, 13 octobre 1982, 288 pages
Parfait compte-rendu. J’ai ressenti exactement la même chose. Une pure merveille.
J ai adoré lire toutes les citations !