
1799. Lors d’une bataille aux Indes, un colonel anglais, John Herncastle, est suspecté, dans le désordre et le pillage ayant suivis la prise d’un temple hindou, du vol d’un diamant rarissime, la Pierre de Lune. Cette pierre précieuse était déjà réputée pour l’immense valeur que lui conférait la religion hindoue, qui lui attribuait la même divinité que l’astre dont elle porte le nom. Mais elle est également porteuse d’une légende : tout mortel qui s’aventurerait à la dérober se condamnerait ainsi que ses descendants à une terrible malédiction.
1848. La jeune Rachel Verinder s’apprête à fêter son anniversaire. Son cousin lui apporte à cette occasion un mystérieux leg de son oncle Herncastle : la Pierre de Lune. La fête bat son plein, le dîner est un succès et les nombreux convives ravis. Mais le lendemain matin, la Pierre de Lune a disparu, mystérieusement volée.
« La Pierre de Lune se vengera sur vous et sur tous les vôtres. »
Afin de reconstituer les faits et découvrir ce qu’il advint du diamant jaune, des témoins vont être sollicités et raconter leur version de l’histoire. On retrouve ici le même procédé que dans La Dame en blanc : la narration va alterner entre différents récits, d’interlocuteurs et de tons bien éloignés. C’est sans aucun doute l’une des grandes qualités des romans de Wilkie Collins. Cela permet une immense subjectivité dans le déroulement de l’histoire, qui est racontée tour à tour par ses différents protagonistes. Chacun introduit dans son récit sa propre sensibilité, ses émotions, ses inimitiés, ses partis pris, et une même scène n’aura pas la même signification pour tous les témoins. Le lecteur progresse ainsi, pas à pas, hésitant à accorder sa confiance aux narrateurs, doutant de tout et de tout le monde. Cette alternance est également porteuse d’un certain humour qui, je dois l’avouer, m’a parfois surprise. J’ai à certains moments davantage ri que frissonné, et les deux premiers narrateurs en particulier sont aussi attachants que truculents : Gabriel Betteredge, le fidèle et perspicace vieux domestique qui lit l’avenir dans son roman fétiche, Robison Crusoé ; et la bigote Miss Clack, envieuse et solitaire. Wilkie Collins se moque et l’ironie qui se glisse entre les lignes est délicieuse.
« Le coeur humain est insondable. Qui peut en connaître les replis cachés ? »
Mais le mystère n’est pas en reste… Le cadre champêtre et charmant de Frizinghall se transforme le temps d’une nuit sinistre en scène de crime, alors que les coquetteries et soupirs d’amour laissent la place aux suspicions. Quel était le dessein du colonel en léguant cette pierre maudite à sa nièce ? Comment le diamant a-t-il pu être volé ? Quelle est la part de responsabilité de ces trois mystérieux hindous chargés par tous les moyens nécessaires de récupérer leur bien ? Quel secret étrange cache l’une des femmes de chambre ? Le célèbre sergent Cuff, appelé en urgence de Londres, a-t-il réellement découvert toute la vérité comme il le prétend ?
L’histoire de la Pierre de Lune est une histoire de malédiction, de vengeance, d’amours contrariées, et des plus vils instincts humains. Ce qu’il s’est réellement déroulé entre les murs de la vénérable demeure de Lady Verinder est, au final, d’une grande simplicité. On retrouve par ailleurs peu de violence et de sang dans ce roman. Et pourtant, quel suspense ! Je n’arrivais pas à m’arracher à cette lecture, totalement captivée par le récit des uns et des autres, suspendue aux nombreux rebondissements de cette affaire qui semblait s’épaissir de plus en plus, et subjuguée par le talent de l’auteur à semer le doute chez son lecteur. Les personnages sont immensément réussis, certains plus caricaturaux que d’autres, mais tous essentiels à l’enquête. L’atmosphère du roman est parfaite, teintée de mystère et de secrets plus ou moins avouables. Finalement, ce n’est pas tant le dénouement qui est intéressant chez Wilkie Collins, mais bien cet enchainement des circonstances, ce lent cheminement parsemé d’embuches avant de parvenir enfin à la vérité qui tient en haleine le lecteur tout au long du roman.
« J’ai la conviction – ou l’illusion – que le crime porte en lui sa fatalité. »
Les romans capables de nous faire vivre un tel moment de lecture sont rares. C’est un immense coup de coeur, un véritable chef d’oeuvre, un incontournable ancêtre des romans policiers qui proliféreront par la suite et influenceront tant d’écrivains. L’élégance de la plume de Wilkie Collins ainsi que sa finesse psychologique dans la description des turpitudes de ses contemporains m’ont à nouveau irrémédiablement séduite, et je crois même avoir préféré Pierre de Lune à La Dame en blanc, pourtant magistral.
Ma note (5 / 5)
Éditions Libretto, traduit par Lucienne Lenob, 15 février 2011, 624 pages
II est vraiment dommage de ne pas mentionner l’orientalisme dont ce roman est imprégné. Il me semble fondamental, aujourd’hui, de ne pas faire l’impasse sur le racisme et les stéréotypes contenus dans la littérature ancienne. Vous ne trouvez pas?