
Résumé :
Garden Heights, dans l’Ohio. Une banlieue résidentielle qui respire l’harmonie. Eve nettoie sa maison, entretient son jardin, prépare les repas pour son mari et pour Kat, sa fille. Depuis vingt ans, Eve s’ennuie. Un matin d’hiver, elle part pour toujours. Kat ne ressent ni désespoir, ni étonnement. La police recherche Eve. En vain. La vie continue et les nuits de Kat se peuplent de cauchemars.
« Comme n’importe quelle fille, je suis entrée dans ces ténèbres pieds nus, mortelle, tout comme elle, et je l’ai entendue appeler mon nom dans le silence, qui n’était plus silencieux. Et puis… »
Mon avis :
C’est un roman sur l’absence. Kat est une adolescente, tournée vers d’autres préoccupations que ses parents. D’ailleurs elle répète plusieurs fois au début du roman : « moi, j’avais seize ans », comme si elle s’excusait de ne pas avoir été assez attentive. C’est effectivement une adolescente typique, complexée par son poids, fascinée par son petit-ami et surtout dominée par les hormones et la découverte de la sexualité. Elle est l’incarnation de la difficulté d’être une jeune fille de seize ans quand on a une mère séduisante et qu’on ne correspond pas aux critères de beauté. Elle n’est pas populaire, a peu d’amis, et n’en revient pas de sa chance lorsque Phil, qui vient d’emménager à côté, l’invite au bal du lycée. Petit à petit, elle décide de maigrir, est remarquée par les garçons, ce qu’elle apprécie sans que ça ne paraisse l’affecter plus que ça. Ces transformations s’initient d’ailleurs au moment où sa mère disparait, coïncidence ?
« Mais qu’aurais-je pu faire pour ma mère ? Pendant qu’elle se métamorphosait, au coeur même de notre maison, pendant qu’elle se transformait, qu’elle changeait de forme, qu’elle devenait folle, ou peut-être enfin saine d’esprit, moi j’allais sur mes seize ans. »
Cette disparition, qu’elle fait mine de considérer comme un événement négligeable, la hante profondément, et la culpabilité l’étouffe. Elle semble un peu cesser d’exister, se contentant de voir les jours passer en ressassant ce qu’elle a bien pu manquer, en se remémorant ses souvenirs, comme autant d’indices sur le secret de la disparition de sa mère. Elle va ainsi fouiller sa mémoire pour tenter d’expliquer l’inexplicable, cherchant des preuves dans les petites scènes du quotidien anodines de son enfance et du mariage de ses parents. Ce problème insoluble la poursuit jusque dans ses rêves, ou plutôt ses cauchemars, d’un glauque et d’un morbide prégnants, et qui représentent toujours d’une manière ou d’une autre l’absente.
« En vérité, ma mère a disparu vingt ans avant le jour où elle est réellement partie. Elle s’est installée dans la banlieue avec un mari. Elle a eu un enfant. Elle a vieilli un peu plus chaque jour. »
La narration frappe par sa structure : des paragraphes hachés, brefs, rendant la lecture saccadée. Le récit va et vient entre le présent et la mémoire de Kat : des souvenirs, des impressions, des idées qu’elle se fait du passé de ses parents, de leur rencontre. L’écriture est précise, cruelle, et recourt à beaucoup d’images et de métaphores. Ainsi le froid est omniprésent, sous quelque forme qu’il soit : neige, glace, flocons, givre, plats congelés… D’ailleurs le récit se déroule sur 3 ans mais exclusivement au mois de janvier, là où la neige recouvre encore entièrement leur maison.
« Rechercher une beauté exotique dans une telle vie de banlieue, c’était un peu comme avoir une boule de papier aluminium dans l’estomac, une boule de métal aéré qui vous emplit de faim et de désir. »
Petit à petit le roman se fait plus grinçant, et le vrai visage de la mère de Kat ainsi que de leur vie de famille apparaît : il n’y avait pas seulement une lassitude dans le mariage de ses parents, mais une véritable haine, teintée de mépris, de sa mère envers son père. Elle n’était pas simplement un peu stricte avec Kat, elle était cruelle et vindicative. Le lecteur avance pas à pas, aux côtés de Kat, pour déchiffrer la personnalité de cette femme prisonnière de son quotidien. Il est assez évident que cette vie de banlieue, occupée à cuisiner et à dépoussiérer la maison, auprès d’un mari décrit comme faible, terne et peu viril, ne la comblait pas. Son attitude envers son mari prouve à quelle point tout chez lui, que ce soit dans sa personnalité, ses petites manies, ou encore même son physique lui était intolérable. A-t-elle finalement décidé de tout quitter, sans se retourner, du jour au lendemain ?
« Mon père était le genre d’homme qui peut voir une femme – nue, ou ligotée par des colliers de perles, attachée à un poteau, ou pleurant des larmes de sang – et se dire : Je me demande ce qu’il y a pour le dîner… »
Laura Kasischke s’attaque une nouvelle fois à ses cibles favorites : l’adolescence, et les prisons que peuvent être le mariage et les banlieues américaines aseptisées et sans vie. Elle excelle à malmener son lecteur sans pitié, le plongeant dans un malaise qui progresse au fur et à mesure du récit. Jusqu’aux dernières pages et une chute qui coupe le souffle et laisse hagard.
Ma note (4 / 5)
Bonjour Charlotte, merci encore pour votre commentaire sur le livre de L Kasischke dont j’adore l’univers tourmenté de ces livres et son écriture si incisive et précise. Je l’ai découverte il y a quelques années sous les recommandations d’un libraire et je n’ai jamais été déçue. Bonne journée
Oui Laura Kasischke a vraiment un style à part !