
Certains livres vous marquent tellement qu’ils semblent laisser une empreinte au fer rouge dans votre esprit bien après avoir été refermés. La salle de bal est de ceux-là.
Résumé :
Lors de l’hiver 1911, l’asile d’aliénés de Sharston, dans le Yorkshire, accueille une nouvelle pensionnaire : Ella, qui a brisé une vitre de la filature dans laquelle elle travaillait depuis l’enfance. Si elle espère d’abord être rapidement libérée, elle finit par s’habituer à la routine de l’institution. Hommes et femmes travaillent et vivent chacun de leur côté : les hommes cultivent la terre tandis que les femmes accomplissent leurs tâches à l’intérieur. Ils sont néanmoins réunis chaque vendredi dans une somptueuse salle de bal. Ella y retrouvera John, un «mélancolique irlandais». Tous deux danseront, toujours plus fébriles et plus épris.
À la tête de l’orchestre, le docteur Fuller observe ses patients valser. Séduit par l’eugénisme et par le projet de loi sur le Contrôle des faibles d’esprit, Fuller a de grands projets pour guérir les malades. Projets qui pourraient avoir des conséquences désastreuses pour Ella et John.
Mon avis :
L’auteur indique s’être inspirée de l’histoire de son arrière-arrière-grand-père, interné en 1909. Bien qu’elle se défende de faire référence à l’asile en question, elle traite néanmoins des problématiques de l’époque et surtout du débat sur l’eugénisme en Grande-Bretagne, peu connu alors même que Churchill lui-même en était un grand partisan. Il était notamment en faveur du vote d’une loi sur les faibles d’esprit, allant jusqu’à souhaiter, comme beaucoup d’autres, l’introduction d’un article sur la stérilisation forcée des aliénés… La loi fut effectivement votée en 1913 sous le nom de Loi sur la déficience mentale, sans la clause en question dans sa rédaction définitive. L’eugénisme était donc en plein développement à cette époque, et faisait des adeptes chez des personnes plutôt en vue et considérées en Grande-Bretagne, c’est dire le succès de ces théories.
Bien sûr on pense très vite à Vol au-dessus d’un nid de coucou. La vie des patients, le peu d’égards qui leur est accordé, la perception des médecins du devenir de ce qu’ils appellent les aliénés. Et dans La salle de bal, l’Histoire a toute sa place dans l’histoire : les courants de pensées scientifiques, la misère sociale, les grèves, le statut de l’Irlande, la place de la femme. Tout ceci en toile de fond d’une bouleversante histoire d’amour et de résilience.
Dès le début du roman, la sensation d’enfermement m’a été difficile, ce doit être mon côté un peu claustrophobe. Le lecteur entre dans Sharston en même temps qu’Ella, et notre esprit se débat autant que le sien contre cet endroit.
« Où suis-je ?
— Tu ne le sais pas ? »
La femme sourit au visage rond du cadran, comme si tous deux étaient complices d’une gentille petite blague.
Paradoxalement, l’endroit fascine énormément Charles, le médecin, qui le compare à un « château de contes de fées ». Chaque détail lui parait d’une précision et d’une beauté sans nom, alors qu’ils répugnent Ella. Il s’émerveille devant la décoration et les matériaux choisis, et bien entendu il est totalement bouleversé par la magnifique salle de bal, dont il entend se servir pour les patients. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il a été engagé : sa capacité à jouer d’un instrument de musique, pour le bal ayant lieu chaque vendredi soir.
Très vite on s’aperçoit que les pensionnaires étaient enfermés à tort et à travers, soit parce qu’on ne savait pas traiter leur maladie (c’est le cas des épileptiques, ayant moi-même été épileptique enfant, ça me fait froid dans le dos de penser quel aurait été mon sort si j’avais vécu à cette époque…). Soit parce qu’ils n’étaient tout simplement pas malades, puisque beaucoup ont pour principal défaut d’être pauvres et sans parents pour veiller sur eux. Charles, le médecin, l’avoue lui-même : « les faibles d’esprit et les pauvres chroniques constituaient le plus gros des internés de Sharston ». Ella par exemple, ne présente aucun trait de folie, ni même de dépression ; elle a cassé un carreau de la filature dans un geste de désespoir, parce que sa vie l’étouffait, et qu’elle rêvait de plus. De sa rébellion contre l’ordre imposé à l’asile il n’y avait qu’un pas.
Qui connaitrait les choses qu’elle avait en elle si elle restait dans cet endroit ? Elle n’avait personne pour prendre sa défense ici, nul être pour se faire son écho, rien pour expliquer qui elle était ou aurait pu être.
J’ai trouvé les personnages d’Ella et John extrêmement attachants. Deux écorchés vifs, blessés par la vie et seuls au monde, qui vont se trouver et se comprendre, au beau milieu d’un asile. Les bals du vendredi soir sont leur seule occasion de rencontre, et le moment où ils parviennent à s’échanger des lettres. J’ai d’ailleurs été frappée par l’évolution du style de John dans ses lettres, comme si ses pensées, sa manière d’écrire s’amélioraient à mesure que guérissait son âme au contact d’Ella. Ils sont tous les deux extrêmement touchants, et leur histoire d’amour parait comme une jolie parenthèse au milieu du chaos et de la bêtise des hommes.
D’où était-elle venue ce jour-là, le regard sauvage fixé sur l’horizon, quand soudain elle l’avait vu et était tombée ? Il avait eu l’impression de le sentir encore, quand ils avaient dansé ensemble, ce désir de courir, en torsades serrées, qui palpitait toujours contre sa peau.
La description des pensées de Charles m’a fait froid dans le dos, quand on connait les événements historiques qui surviendront par la suite. Ainsi il fait référence à l’objectif que doit poursuivre tout être humain : être un « homme supérieur ». On retrouve également la distinction entre les races ; John par exemple est considéré comme d’une qualité inférieure parce qu’il est Irlandais (n’oublions pas qu’à cette époque l’Irlande était loin d’être indépendante). Idem pour Dan, qui est souvent traité de « manouche ». Le médecin fait par ailleurs des déductions en fonction des caractéristiques physiques, prêtant beaucoup d’attention à la forme du front pour définir l’aliénation de ses patients, et le culte du corps est très présent. Pour finir, un homme est inférieur évidemment s’il est pauvre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nombre de patients se trouve enfermés à l’asile. Charles parle ainsi, faisant une nouvelle fois écho aux théories de l’époque, du « paupérisme héréditaire », impliquant l’idée qu’il faut éviter la reproduction de ces classes sociales, qui ne peuvent donner naissance qu’à des aliénés. Tout un ensemble de théories qui font frissonner et qui sont longuement développées dans le roman par le prisme du médecin, qui présente le mouvement eugéniste comme « divisé entre ceux qui croyaient en la stérilisation et ceux qui militaient en faveur de la ségrégation ». On se doute un peu que ça ne présage rien de bon pour l’avenir des pensionnaires de l’asile.
Il se préparait quelque chose, il le sentait. Une opportunité, peut-être, de prendre sa place dans le panthéon des hommes supérieurs.
Dans la première moitié du roman, on est frappé par le paradoxe entre la jubilation de Charles et le profond désespoir d’Ella, enfermée jour après jour sans espoir de retrouver sa liberté. Les situations se renversent lorsqu’elle rencontre John. Ils tombent amoureux, et reviennent peu à peu à la vie, reprennent espoir, alors que le médecin sombre de plus en plus et s’égare. Est-ce le véritable fou qui est enfermé ?
Très vite Charles s’intéresse à John, qu’il distingue parce qu’il l’a senti ému par sa musique. Au début son intérêt parait d’ailleurs sincère, il est enthousiaste à l’idée de démontrer que des progrès peuvent être faits sur les patients par la musique. On comprend assez vite que Charles est plutôt attiré par les hommes, mais totalement mal dans sa peau et bien évidemment très loin de s’assumer homosexuel. Et c’est son mal être qui va avoir des conséquences sur ses patients. Son obsession pour John, totalement déplacée, va grandissante, et va de pair avec notre angoisse. Que va-t-il arriver à Ella et John ?
Ce roman est aussi une condamnation de la condition féminine de l’époque, par le biais en particulier du personnage de Clem, l’amie d’Ella à l’asile. Contrairement à beaucoup d’autres patients, elle n’est pas pauvre, elle est issue de la classe moyenne. Que peut donc bien lui valoir cet enfermement ? Sa rébellion contre la société patriarcale, contre son père et son frère qui veulent la marier de force à un homme plus âgé qui, on le comprend entre les lignes, l’a violée enfant. Plusieurs fois pour y échapper, elle a tenté le suicide, préférant être enfermée à l’alternative qui lui est présentée, mais rêvant secrètement de partir étudier à l’université. D’ailleurs elle est constamment plongée dans ses livres, ce qui lui sera reproché par Charles puisque « contrairement à la musique, il a été démontré que la lecture pratiquée avec excès était dangereuse pour l’esprit féminin ». Référence est faite également à la fameuse théorie de l’hystérie féminine, qui a tendance à me faire dresser les cheveux sur la tête.
Enfermées aussi, parce qu’elles veulent autre chose, parce qu’elles veulent plus. Et je me dis, si elles arrivent à le supporter, je le peux aussi. Je vais rester ici et n’appartenir qu’à moi-même.
Il est extrêmement rare qu’un livre parvienne à me tirer des larmes, et pourtant ce fut le cas. J’ai lu les dernières pages le coeur battant, angoissée pour Ella et John, choquée par la force des convictions des médecins eugénistes de l’époque. La fin est bouleversante, et ce roman m’a longuement habitée bien après avoir tourné la dernière page.
Ma note (5 / 5)
C’est parti je le commande! 🙂
Génial je suis ravie ! Tu me diras ce que tu en as pensé !
Merci pour cette alléchante chronique qui m’a fait découvrir votre blog !
Je cours dévorer ce bouquin et suivrai votre blog, dorénavant.
Merci beaucoup !
J’attendrai sa sortie en poche pour le lire mais je le lirai avec certitude !