Martin Eden – Jack London

Jusqu’à ses vingt ans, Martin Eden n’a connu que la pauvreté, la crasse, les bagarres et la mer. De retour à Oakland après une traversée, il sauve lors d’une rixe un jeune homme de bonne famille, qui l’invite à un déjeuner familial pour le remercier, et peut-être également se moquer un peu de ce rustre qui lui apparait comme un animal de foire. Le jeune marin se sent déplacé dans cette grande maison bourgeoise, se mouvant avec difficulté entre les bibelots et les oeuvres d’art. Mais lorsqu’il rencontre Ruth Morse, la soeur de son hôte, c’est le coup de foudre. Elle lui parle de poésie, joue de la musique divinement, et représente pour lui la douceur, l’amabilité et la perfection incarnées, bien loin des filles vulgaires qu’il a connues jusque là. C’est pour lui une révélation : il est amoureux et il doit tout faire pour mériter cet amour. Il doit s’élever jusqu’à elle, abandonner son argot, se cultiver et surtout, acquérir une « éducation ». Si ses débuts sont laborieux, tandis qu’il se plonge au hasard dans les volumes présents sur les rayonnages de la bibliothèque municipale, son goût s’affine, son intellect se développe, jusqu’à surpasser en réalité celui de ses riches amis. Une seule voie lui apparait possible : devenir écrivain.

« J’aime les livres et la poésie et chaque fois que j’avais le temps, je lisais – mais ça ne m’a jamais fait réfléchir comme vous. Je suis comme un navigateur à la dérive, sur une mer inconnue, sans carte ni boussole. »

Le récit suit ainsi peu à peu la progression de Martin Eden, ses efforts titanesques pour concilier ses aspirations littéraires et la nécessité de remplir son assiette. Il s’est donné deux ans pour réussir et semble prêt à tout y compris mettre en péril sa santé ; il se prive de sommeil, met en gage ses maigres possessions, envoie inlassablement ses manuscrits à toutes les rédactions possibles et imaginables, dans l’indifférence hypocrite de Ruth, qui s’aperçoit qu’elle est tombée amoureuse de lui, bien malgré elle et sa répulsion initiale, et ne cesse de dévaloriser ses écrits et l’encourager à trouver une vraie situation. Déçu mais déterminé à lui prouver son talent, Martin persiste, peu intéressé par la gloire qui pourrait éventuellement découler de son statut d’écrivain, la renommée ne l’intéressant que dans la mesure où cela apportera de l’assurance à Ruth et sa famille.

« Autrefois, il s’imaginait naïvement que tout ce qui n’appartenait pas à la classe ouvrière, tous les gens bien mis avaient une intelligence supérieure et le goût de la beauté ; la culture et l’élégance lui semblaient devoir marcher forcément de pair et il avait commis l’erreur insigne de confondre éducation et intelligence. »

Ce roman d’apprentissage en partie autobiographique retrace l’ascension sociale pavée de cruelles désillusions de Martin qui réalisera qu’en changeant de milieu pour un autre, il n’a pas gagné en reconnaissance et surtout qu’il n’y côtoie que des gens insignifiants sans aucun esprit critique, malgré leur éducation prétendument supérieure. Jack London signe une critique acerbe de la bourgeoisie étriquée, autocentrée, incapable de réfléchir au-delà de ses principes établis, et qui ne valorise que la renommée et la fortune. Leurs esprits obtus n’accordent aucun crédit à l’esprit, aux idées et aux écrits de Martin tant qu’il n’est pas publié, pour faire volte-face aussitôt que celui-ci acquerra un semblant de reconnaissance. C’est également un constat amer sur le travail d’écrivain, largement dévalorisé tant qu’il reste dans l’ombre, dépendant d’un monde éditorial qui laisse bien souvent passer les grandes plumes, pour retourner sa veste dès que surgit un phénomène de mode. Incarnant la pensée nietzschéenne du surhomme, Martin se fait de plus en plus individualiste, craignant d’avoir sacrifié son âme et son talent, jusqu’à un dénouement d’une beauté poignante, qui marque d’un sceau inoubliable ce grand classique.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Libretto, traduit par Francis Kerline, 17 novembre 2010, 464 pages 

4 commentaires sur “Martin Eden – Jack London

  1. C’est le livre le plus autobiographique de jack london, le plus sombre aussi, j’envisage de le lire depuis un certain temps. Du coup, cette note me rafraîchit la mémoire !!

  2. Selon moi, un chef-d’oeuvre absolu! J’aimais déjà Jack London, mais que je trouvais parfois maladroit. Mais avec Martin Eden, il a signé pour sûr l’un des grands classiques de la littérature américaine.

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