
Majella a une liste très précise de ce qu’elle aime : son père, sa mémé, le sexe, Dallas, le ménage. Quant à ce qu’elle n’aime pas, cela peut se réduire finalement à une seule chose : « les autres ». Elle fuit ainsi désespérément les contacts visuels, le bruit, et les commérages incessants de ses voisins. Il apparait assez rapidement au lecteur que Majella se situe sur le spectre autistique, bien qu’elle n’ait jamais été diagnostiquée. Malheureusement, tous les regards se retrouvent braqués sur elle après l’enterrement de sa grand-mère, victime d’une terrible agression. Le temps d’une seule petite semaine, Majella va vous attirer dans son monde pour le meilleur et pour le pire. Préparez-vous à ne plus jamais vouloir la quitter.
« C’était une ville où on ne pouvait se cacher nulle part, aussi les gens planquaient leurs secrets en pleine lumière. »
Majella a grandi à l’époque des Troubles, observant leurs effets sur sa famille sans toujours tout comprendre. Depuis la disparition de son père, elle vit seule avec sa mère alcoolique, et travaille le soir dans un fish’n’chips. Ses journées obéissent à une routine quasi immuable, aussi agaçante que rassurante. Se lever, vérifier l’état de sa mère, lui préparer son petit déjeuner, retourner se coucher et passer le temps devant Dallas, sa série préférée, aller au travail, s’occuper des clients et interagir avec eux selon les codes sociaux attendus et répétés inlassablement, rentrer chez elle avec le même diner tous les soirs, humer l’atmosphère de la maison et en déduire l’état de sa mère, dès le pas de la porte, pour espérer pouvoir manger et aller se coucher relativement tranquillement. Une routine qui va connaître quelques infimes variantes, lorsqu’il lui faudra (à nouveau) emmener sa mère aux urgences, remplir l’immense mission d’aller s’acheter une nouvelle couette, ou se rendre chez le notaire chargé de la succession de sa grand-mère.
« Majella était fière d’avoir su développer pareille maîtrise de soi. Se balancer, claquer des doigts, sucer son pouce étaient des gestes qu’elle contrôlait et auxquels elle se livrait en douce. Sa daronne, elle, était incapable de se maîtriser. Les clopes. L’alcool. Les mecs. »
Majella est une voix, une voix originale et bien trop rare, qui prend toute son ampleur le temps de ces quelques pages. Celle d’une jeune femme d’un petit village d’Irlande du Nord, dont le quotidien est habité par les échos d’un conflit qui est devenu une habitude. Là-bas on subit les routes détruites par les « Rosbif », la ségrégation entre catholiques et « réformés », la violence insidieuse, l’alcoolisme omniprésent, le chômage. Rien n’est trop apparent, tout est raconté par le prisme des réflexions de Majella. Au fil des journées et des clients qui se succèdent au fish’n’chips, son esprit s’égare dans des réflexions sur le curieux petit monde qui l’entoure, et convoque des souvenirs de son père (vivant ou mort ?) ; de sa mémé qui habitait seule dans une caravane en attendant qu’on lui construise la maison de ses rêves ; de son enfance et des railleries qu’elle a endurées depuis toute petite sur son poids et ses manières différentes.
« – Et comment qu’è fait, ta pauv’ mère, avec tout ça (…) ?
– È fait comme d’hab’. Elle se bourre la gueule pour crever plus vite. »
Je n’ai pas assez de mots pour dire combien j’ai adoré ce roman original, époustouflant, à l’humour noir grinçant qui masque d’immenses tragédies sous un vernis comique. Le ton est cru, parsemé d’argot (prouesse de traduction), et Michelle Gallen nous offre un personnage hors normes, incroyablement attachant, qui se présente au lecteur sans fards et s’interroge sur l’absurdité des ragots tout autant que celle de la situation politique. Big girl small town. Le coeur de Majella est en effet bien trop gros pour une ville si étriquée et si divisée. Immense coup de coeur !
Ma note (5 / 5)
Éditions Joelle Losfeld, traduit par Carine Chichereau, 5 janvier 2023, 352 pages
Charlotte, tu sembles très « branchée » Irlande et c’est très bien. Je le suis aussi. Ma femme l’a parcourue : marquée à jamais par cette vieille terre gaélique où la souffrance passée et présente est agréablement estompée par la gentillesse des habitants. Michel.