Le Magicien – Colm Tóibín

Colm Tóibín revient dans nos librairies avec une biographie romancée, exercice périlleux auquel il s’était déjà prêté dans Le Maitre, retraçant cinq années de l’existence de Henry James. Un genre que j’apprécie énormément bien qu’il suscite souvent ma perplexité, me poussant à m’interroger sans cesse sur la frontière entre fiction et réalité. L’existence romancée ici est celle de Thomas Mann, écrivain allemand universellement lu, prix Nobel de littérature en 1929, et pourtant encore intimement méconnu.

« Il voulait rendre solide ce qui avait été si fugace. Il ne connaissait pas d’autre façon pour cela que de l’écrire. »

Si Colm Tóibín entreprend cette fois de raconter toute sa vie, il n’a pas accordé une importance égale à toutes les périodes. J’ai adoré la première partie, malheureusement trop courte, allant de l’enfance de Thomas Mann aux remous politiques qui ont suivi la Première guerre mondiale. On y suit l’enfance de Thomas Mann, deuxième né d’une famille bourgeoise de Lübeck et apparemment destiné à reprendre les rênes de l’entreprise paternelle, bien qu’il nourrisse en secret une fervente passion littéraire. Une jeunesse marquée par le décès de son père et l’humiliation résultant de son testament ; ses relations compliqués avec son frère, entre rivalité et mépris ; ses premiers émois pour des jeunes hommes et ses questionnements. Plus tard, viendra le temps de l’écriture, de sa rencontre avec Katia Pringsheim, qui deviendra son épouse, de ses inspirations, et de la naissance de ses chefs d’oeuvres : Les Buddenbrook, La Mort à Venise, La Montagne magique… Cette première partie, émouvante et mélancolique, perçant au coeur de qui était cet homme secret et distant, m’a subjuguée. Son homosexualité en particulier, qui ne sera révélée que bien des années après sa mort lorsque seront rendus publics ses journaux intimes (ceux-là mêmes qui manquèrent de peu tomber entre les mains des Nazis), est une des facettes les plus intéressantes de ces passages. Avec délicatesse, Colm Tóibín humanise Thomas Mann, révélant ses échappées imaginaires dans les bras de jeunes garçons croisés dans la rue ou sur la plage et l’immense impact que cette vie de secrets et de pulsions réprimées a pu avoir sur son oeuvre, qu’on ne peut manquer d’avoir envie de relire.

« Il n’était jamais encore arrivé à Venise par la mer. À l’instant où la silhouette de la ville se découpa sur le ciel il sut que, cette fois, il écrirait sur elle. »

En revanche la suite, qui retrace le quotidien de l’écrivain allemand de 1933, année de sa fuite de son pays natal, jusqu’à la fin de sa vie à Zurich, s’est un peu corsée pour ma part. Les longueurs y sont pour beaucoup, chaque année ou presque faisant l’objet d’un (très) long chapitre, tandis que Mann tergiverse sur la position à adopter et s’inquiète de son confort matériel. Ses errances en Suisse et dans le sud de la France, puis ses années d’exil aux États-Unis sont affreusement mornes, révélant surtout l’énorme retard de Thomas Mann à condamner clairement le régime nazi, ce qui lui avait été âprement reproché à l’époque. S’il se décide à le faire, c’est contraint et forcé par ses enfants et sa femme, et avant tout par souci de préserver son aura de grand écrivain allemand s’érigeant contre Hitler.

« Ils ne comprenaient pas la timidité. Pour eux, seule la clarté existait. Mais en cette période trouble, une telle clarté n’était accessible qu’aux rares individus qui possédaient le courage suffisant ; pour les autres, c’était un temps de confusion. Lui-même faisait partie de ces autres, et cela, à présent, ne le rendait pas fier. Il se présentait au monde sous les airs d’un homme intègre, mais en vérité il était faible. »

Narcissique, vaniteux, froid et pompeux, le moins qu’on puisse dire, c’est que Thomas Mann ne fait pas un personnage sympathique. Si une tendre complicité l’unit à sa femme, il est évident que ce mariage était une manière de se cacher aux yeux du monde ; quant à ses enfants, de nombreux épisodes relatés dans ces pages font état de relations houleuses, chargées de mépris, d’incompréhension, et d’une certaine absence d’affection. Ils sont loin d’être eux-mêmes faciles à vivre, bien qu’ils apportent au roman une énergie truculente particulièrement appréciable, en particulier ses ainés, Klaus et Erika, qui mènent une vie trépidante. L’homosexualité est un trait familial chez les Mann, tout comme le suicide. Des rumeurs d’inceste ont circulé, et on les retrouve dans le roman, tantôt dans l’attraction sexuelle ressenti par Thomas Mann pour son fils Klaus, tantôt dans les relations ambiguës liant les frères et soeurs, que ce soit Klaus et Katia Pringsheim, ou Klaus et Erika Mann.

« Tu es un grand homme. Ton humanité est universellement appréciée et applaudie. Je suis sûr que tu es couvert d’éloges en ce moment même en Scandinavie. Cela ne te dérange probablement pas que ce sentiment d’adulation ne soit partagé par aucun de tes enfants. »

En habituée des écrits de Colm Tóibín, j’avoue ne pas y avoir retrouvé ce qui m’y séduit tant. Le sujet est indubitablement passionnant et on sent un travail de recherches colossal, mais je me suis surprise à juger aussi sévèrement Thomas Mann que ses enfants eux-mêmes, et j’aurais aimé retrouver le même souffle d’émotion tout au long du roman. Finalement, le thème du roman est surtout celui d’un effondrement, dont il se trouve que Thomas Mann était un spectateur privilégié, et quelque peu déboussolé. On assiste au déclin des valeurs morales, des grandes familles, de pays puissants, et à une opposition constante entre l’ancien monde et le nouveau. À cet égard les dernières pages, poignantes, qui ramènent l’auteur allemand dans le Lübeck de son enfance éventré par les bombardements de la guerre, illustrent parfaitement le désarroi d’un vieil homme qui aura mal compris ses contemporains, à commencer par ses enfants eux-mêmes, et qui regrette de ne pas pouvoir encore vivre dans le passé, protégé par cette grande maison bourgeoise dans laquelle sa mère racontait des histoires le soir venu.

Ma note 3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

Éditions Grasset, traduit par Anna Gibson, 24 août 2022, 608 pages 

4 commentaires sur “Le Magicien – Colm Tóibín

    1. Essaie toujours, mon avis est forcément très subjectif, et une grande partie du roman est très belle !

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