Le Prince des Marées – Pat Conroy

« L’histoire de ma famille était une histoire d’eau salée, de bateaux et de crevettes, de larmes et de tempêtes. »

En refermant ces pages, cette histoire familiale aussi bouleversante que déchirante, aussi merveilleusement belle que douloureusement tragique, j’ai senti que je tenais entre les mains un très grand roman américain.

Alors que sa soeur jumelle Savannah est hospitalisée après sa troisième tentative de suicide, Tom se précipite à son chevet à New-York. Il fait la connaissance d’une psychiatre, et entreprend de lui raconter la longue et tortueuse histoire de la famille Wingo, dans l’espoir que s’y cachent les indices qui contribueront à sauver Savannah d’elle-même. Une histoire enracinée dans le Sud des États-Unis, et plus précisément sur une petite île de la Caroline du Sud. Coincés entre un père pêcheur de crevettes, violent et irascible, et une mère trop jolie pour supporter son destin, reportant ses frustrations sur ses enfants, Tom grandit en osmose complète avec Savannah et leur frère ainé Luke. De cette enfance, il racontera tout : les trésors d’une vie passée au bord du fleuve, d’aventures en découvertes, les souffrances physiques et morales infligées par ce couple mal assorti, les vicissitudes d’une petite ville renfermée sur elle-même, intolérante, raciste et misogyne, les traumatismes qui ont volé à jamais leur innocence et marqué de leur empreinte les adultes qu’ils deviendront.

« À l’enfance il n’est pas de verdict, seulement des conséquences et le fret étincelant de la mémoire. Je parle à présent des jours écrasés de soleil et vécus dans les profondeurs de mon passé. Je tiens davantage du fabuliste que de l’historien, mais j’essayerai de vous communiquer la terreur, insoluble et totale, de la jeunesse. »

Savannah est une petite fille attachante, adorable, si touchante dans ses réflexions, son amour pour ses frères, son sens de la justice, et son goût inné pour la poésie. Plus tard, elle sera une femme abîmée, rongée par des hallucinations morbides, mais toujours capable de transformer le monde, et en particulier les petits cailloux de son enfance, en splendeur dans les poèmes qui la rendront célèbres. C’est la seule qui fuira le Sud dès qu’elle en aura l’occasion, reniant tout ce qui le caractérise, et tentant par tous les moyens de mettre également de la distance avec ceux qu’elle aime pourtant le plus au monde, sa famille de « timbrés ». Il est vrai qu’elle est pour le moins excentrique, du grand-père recevant des messages de Jésus, à la grand-mère ivre de liberté quittant tout pour parcourir le monde à pied, en passant par le père prêt à investir le moindre centime dans des projets sans queue ni tête censés lui apporter enfin la fortune tant attendue, et par la mère, femme battue et déçue par la vie, prête à tout pour obtenir ce qu’elle estime être son dû, et qui causera un mal à ses enfants bien plus subtil, bien plus perfide.

« Tels sont les instants fugitifs de mon enfance dont je ne puis tout à fait reconstituer le souvenir parfait. Irrésistibles, emblématiques, je ne retrouve d’eux que des fragments, des frémissements du coeur. »

Si j’ai regretté quelques longueurs, notamment dans les dernières pages, ce roman n’en demeure pas moins éblouissant. Notre narrateur, Tom, est tantôt bouleversant tantôt horripilant avec ce sens de l’humour toujours mal à propos qui lui sert de bouclier contre le moindre sentiment qui pourrait faire s’effondrer le fragile équilibre de sa vie. S’il pense être celui qui s’en est le mieux sorti des trois, on l’observe pourtant fort malheureux, éloigné de sa femme et de ses filles, désarmé face à la souffrance de sa soeur, et incapable de faire réellement face à la sienne, ce qu’il sera pourtant enfin contraint de faire, s’il veut sauver sa soeur et son propre avenir par la même occasion. En toile de fond, c’est l’Amérique de l’après-guerre, la ségrégation, les guerres de Corée et du Vietnam, l’évolution lente du statut de la femme, la fracture qui semble irréconciliable entre Nord et Sud.

« Dans le Sud, le langage du chagrin est un langage appauvri. La douleur n’est admirable que si elle est vécue en silence. »

J’ai débordé d’amour pour ces trois enfants, leur lien indéfectible et leur incroyable résilience. J’ai pleuré, j’ai ri, je me suis insurgée, et j’ai été impressionnée par la densité romanesque de ces pages haletantes, magistralement écrites, multipliant les rebondissements, alternant parfois la violence la plus insoutenable avec l’émotion la plus sublime, la réalité la plus crue avec un onirisme enchanteur. Une histoire aussi belle que profondément tragique, parcourue par le pouvoir rédempteur des mots, un condensé d’amour, d’humanité et d’évasion.

« À l’intérieur d’une famille, il n’est pas de crime inaccessible au pardon. »

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Livre de Poche, traduit par Françoise Cartano , 2 février 2022, 1080 pages 

7 commentaires sur “Le Prince des Marées – Pat Conroy

  1. Quel roman magistral !! Je me souviens très bien de la découverte que ce fut…il m’a emporté et marqué…je lui trouve d’ailleurs des point communs avec « là où chantent les écrevisses » dans les lieux, l’enfance confrontée à la violence, la résilience….

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