
« Elle perçoit les sons, mais n’en saisit pas le sens. Un changement a commencé à s’opérer en elle. Sa fureur se dissout et cède le pas à un vide dont l’écho assourdit tout son corps. Elle est tombée au fond d’un puits où elle est en train de se noyer. »
Natalia est traductrice et vient d’emménager dans un petit village isolé, La Escapa. Tandis qu’elle tente désespérément de faire de sa maison délabrée un foyer acceptable, ses relations avec son propriétaire, libidineux et agressif, la tourmentent, accentuant son sentiment d’insécurité. Elle peine par ailleurs à créer des liens avec ses voisins : il y a Piter, un hippie certes accueillant mais également étrangement envahissant, lui assénant des jugements et des questions qui la mettent régulièrement mal à l’aise ; la famille parfaite et arrogante possédant la maison à côté et qui ne vient que les week-ends ; un homme surnommé l’Allemand qui vend les légumes de son potager et sur lequel tout le monde médit ; un couple de petits vieux qui déclinent ; des gitans conspués ; et les tenants de l’unique supérette du coin. Tous en apparence accueillent Natalia avec cordialité, mais la jaugent de loin, avec défiance, la ramenant à son statut d’intruse, d’étrangère. Elle accueille alors un chien, laid, sauvage et distant, déterminée à l’apprivoiser et à s’en faire un compagnon, contre toute probabilité.
Les jours passent sans qu’il ne se passe rien de notable, hormis une inexplicable tension qui augmente tout au long du récit. Un jour l’Allemand lui fait une curieuse proposition, déclenchant toute une série d’événements en cascade, tandis que les rumeurs enflent dans le petit village et qu’elle se sent de plus en plus ostracisée. Pourtant, dans ce climat à la fois banal et oppressant dès les premières lignes, va surgir également, inopinément, inexplicablement, l’amour, et tous ses tourments.
« Sa mémoire s’est réduite. Sa mémoire, à présent, est si petite qu’elle tient dans le creux de sa main. Les reliques sentimentales, se dit-elle, ne méritent pas l’éternité. »
La jeune femme est au coeur du récit, livrant le tourbillon de ses pensées, ses cauchemars, ses peurs, ses pulsions, ses désirs, sa culpabilité, mais alors qu’on a accès à ce qu’il y a de plus intime chez elle, il y a finalement peu d’informations sur son brusque changement de vie : fuyait-elle quelque chose ? ou bien avait-elle au contraire besoin de se trouver, elle ? Au fil des semaines et des contacts qu’elle noue, elle perd peu à peu pied, confrontée à son passé, à ses démons, à ses failles révélées par ce petit bout du monde de La Escapa, qui prend des allures de purgatoire. Sa paranoïa prend de plus en plus d’ampleur, à mesure qu’elle se questionne sur ce que les autres pensent d’elle, sur leurs motivations, sur leurs raisons d’être. Prisonnier des sensations de Natalia, le lecteur en est réduit à s’interroger sur ce qu’il en est réellement, sur la place que prennent ses angoisses, et sur la possibilité d’une perception erronée de la réalité des faits.
« Le malaise du bonheur est une idée qui la hante de manière insistante : un genre de bonheur qui contiendrait le germe de sa propre destruction. »
L’ambiance du récit est pleine de silences et de non-dits, de préjugés, d’incompréhensions et de malentendus, faisant du langage le thème central du roman, qui illustre également ce fameux retour au monde rural, Natalia incarnant cette citadine désenchantée espérant retrouver un sens à sa vie en se réfugiant à la campagne. La désillusion est amère lorsqu’elle arrive dans cette communauté repliée sur elle-même et aux codes énigmatiques, mais elle va finalement servir de révélateur à toutes les incompréhensions. En réalité, comme le déclare Roberta, la vieille femme en apparence la moins saine d’esprit, et paradoxalement la plus censée : personne n’est véritablement d’ici, et donc personne ne se comprend, personne ne parle la même langue.
Avec ce roman puissant où se mêlent fascination et malaise, servi par une plume sobre, fluide, toute en finesse (et magistralement traduite), Sara Mesa s’impose une nouvelle fois comme une romancière incontournable de la littérature espagnole contemporaine.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Grasset, traduit par Delphine Valentin, 4 mai 2022, 208 pages