La Couronne verte – Laura Kasischke

« Il n’a rien d’humain. C’est un dieu. Il prend la jeune fille par les épaules. Ses plumes bruissent autour d’elle, mais il a une peau de serpent. Froide, coupante, irisée. Il lève le poignard. Elle n’a pas peur. Elle ne ferme pas les yeux. Après le pre mier coup porté, elle n’éprouve plus rien. Ni frayeur. Ni tristesse. Après le second, il plonge une main dans sa poitrine d’où il retire un oiseau au plumage bleu-vert le plus éclatant qu’elle ait jamais vu. L’oisillon vient de naître, mais il a toujours existé. Le dieu le laisse prendre son envol. Elle le regarde s’élancer dans l’azur, écoute son chant merveilleux. Il perd quelques plumes vertes qui retombent à ses pieds. »

Ce roman de Laura Kasischke fait un peu figure de mal aimé, et il est vrai que ce n’est sans doute pas l’un de ses meilleurs. Pourtant paradoxalement, c’est l’un de ceux dont l’atmosphère est la plus réussie, car intensément palpable, et de ce fait profondément dérangeante pour le lecteur. En relisant ce livre, j’ai ainsi quelque peu révisé ma sévérité initiale concernant ce roman d’apprentissage bien plus complexe qu’il n’y parait.

Trois jeunes adolescentes décident de partir au Mexique pour les vacances de printemps, ces fameux « spring break » américains où alcool, fête et nudité sont les mots clés. C’est un rituel de passage auquel deux d’entre elles, Anne et Michelle, acceptent de se plier sur l’insistance de la troisième, Terri, bien qu’elles soient assez éloignées de ce genre de réjouissances. Toutes deux sont amies d’enfance, et dans l’ensemble plutôt sages et discrètes. Mais c’est une dernière occasion de s’amuser avant de partir à l’université, aussi partent-elles, non sans avoir été assommées de recommandations de prudence maternelles : mettre de la crème solaire, ne pas suivre d’inconnu, ne pas accepter de verre sans avoir vu le barman le verser, ne pas oublier son portefeuille dans sa chambre d’hôtel… Pourtant le choc de leur arrivée à Cancun, avec sa jungle, ses couleurs criardes, son eau turquoise grouillant de poissons multicolores, et ses légendes mayas, leur font rapidement oublier la sagesse. Tandis que Terri se jette à corps perdu dans la fête et les rencontres, Anne et Michelle rencontrent un homme au bar qui leur propose de les emmener sur les ruines d’un ancien temple maya. C’est le début des ennuis, et le danger ne vient pas toujours de là où on le pense…

« Les gens qui vivaient ici depuis des siècles, avant l’invention du moteur, des avions, se trouvaient au bord d’un vaste océan, isolés, dans un monde étrange et ancien, où les vagues venaient mourir sur la rive de la même manière qu’elles le faisaient depuis qu’il y avait des humains pour les écouter.

Depuis plus longtemps encore. Beaucoup plus longtemps. »

Ce court roman qui se lit d’une traite est diablement efficace. Si on n’y retrouve pas forcément la même profondeur et la même maîtrise que d’autres romans de Laura Kasischke, l’atmosphère, troublante et oppressante, prend immédiatement le lecteur à la gorge, pour ne le lâcher qu’à la toute dernière ligne. La romancière excelle à retranscrire les sensations et les pensées de ses personnages, d’autant que la narration oscille en permanence entre Anne et Michelle, dont les différences sautent rapidement aux yeux. Anne est une jeune fille finalement assez banale, qui hésite entre l’enthousiasme désinhibé de Terri, et la douceur rêveuse de Michelle. Cette dernière a grandi sans père, et ne cesse de guetter son ombre dans tous les hommes mûrs qu’elle croise. Alors lorsqu’Ander, un anthropologue aux yeux proches des siens, propose cette visite d’un temple maya, elle est immédiatement fascinée, par l’homme et par la légende auréolée de sacrifices humains qu’il va lui raconter. Envoutée par l’histoire du dieu  Quetzalcoatl, créature mi-serpent mi-oiseau, elle ne réalise pas à quelle point il va influencer le reste de son séjour au Mexique. Michelle est particulièrement touchante dans sa quête d’une certain mysticisme, d’une révélation, de quelque chose finalement qui la dépasse et l’éclaire sur elle-même ; et les réflexions sur le contraste total entre cette petite portion de terre qui accueille ce qu’il y a de plus matérialiste tout en conservant, cachée, une histoire qui se déploie sur des millénaires, illustre bien la prédilection de la romancière à montrer les brèches de la société américaine. Soumises à la puissance de la nature et d’une civilisation inconnue, l’une des jeunes filles, fascinée, verra son horizon s’étendre, tandis que l’autre perdra tout repère et cherchera à retrouver ce qui est familier, s’apercevant bien trop tard qu’il n’en est pas moins dangereux.

« Elle imagina un oiseau en train de la survoler. Elle vit ses ailes en train de battre l’air encore et encore. Puis elle imagina quelle liberté il y aurait à voler s’il n’y avait plus que des ailes. Si le corps lourd de l’oiseau n’existait plus, qu’il ne restait que le vol. Elle était capable d’imaginer tout cela depuis le sommet de la pyramide.
Des ailes délestées du corps.
L’éclosion d’une rose sans tige.
L’âme, libérée du ballon alourdi de fluides qu’est le corps.
Elle se représenta cette âme dans un nuage de plumes et une explosion de vert – trop légère pour ce monde. »

Dans une jungle étouffante et moite, le lecteur suit pas à pas les deux amies le coeur battant, reconnaissant bien avant elles les signes d’une échappée qui va virer au drame. La question reste de savoir d’où le Mal va surgir… Histoire d’amitié, d’adolescence, de confiance et des premières découvertes loin de chez soi et de la protection parentale, ce récit initiatique entraine le lecteur hors des sentiers battus, sur un chemin de souffrance et de désillusion, tandis que la plume poétique de Laura Kasischke le pare d’une beauté sublime.

Ma note 3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

Éditions Livre de Poche, traduit par Céline Leroy, 12 mai 2010, 224 pages

4 commentaires sur “La Couronne verte – Laura Kasischke

  1. Je retiens aussi que Céline Leroy est la traductrice de Kasischke, ce que je ne savais pas !
    J’en ai un autre de cette autrice dans ma PAL donc à en juger par ce que tu écris, j’attendrai de l’avoir (enfin) découverte pour lire celui-ci.

  2. Un livre que j’ai lu il y a longtemps dont je me souviens avoir aimé la plume de l’autrice mais je n’avais pas accroché à l’histoire.

    1. Écoute je disais la même chose lorsque je l’ai lu la première fois, et là j’ai été assez agréablement surprise à la relecture !

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