Le Moulin sur la Floss – George Eliot

« C’était une de leurs matinées de bonheur. Ils trottaient et restaient assis ensemble, sans penser que la vie changerait jamais beaucoup pour eux : simplement, ils grandiraient et n’iraient plus à l’école et ce serait toujours comme les vacances ; toujours ils vivraient ensemble et ils s’aimeraient bien. »

Sur les bords de la Floss, grandissent un frère et une soeur, Tom et Maggie Tulliver. Une enfance idyllique, mais déjà marquée par les profondes dissemblances entre ces deux êtres liés par un amour à l’image de la rivière : aussi profond que tortueux. Petite fille, Maggie est déjà passionnée, intelligente, avide d’apprendre et de lire, de découvrir le monde. On la gronde parce qu’elle est sauvage et insolente, vive et désordonnée, avec ses longs cheveux noirs emmêlés et son teint brun, fort dissonant avec le reste de la famille. Tom quant à lui, est l’ainé, le prochain homme de la famille, il se veut plus posé, plus sévère, et s’il n’a pas la vivacité et l’intelligence de sa soeur, il est en revanche déterminé, courageux, et a des idées très arrêtées sur l’honneur et la dignité familiale. Leur père, meunier, est malheureusement prompt à intenter procès sur procès, en particulier contre le notaire de la ville, Wakem, qu’il hait avec intransigeance. Son entêtement finit par causer sa faillite, jetant le déshonneur sur la famille, qui en est réduite à dépendre des bonnes volontés des oncles et tantes. Cette ruine marquera une scission au sein du foyer, lorsque Tom prend fait et cause pour venger son père contre Wakem, tandis que Maggie, liée par l’amitié au fils de ce dernier, souhaite ardemment l’apaisement et le pardon.

« Ils étaient partis ensemble vers leur nouvelle vie d’affliction et le soleil ne brillerait plus jamais pour eux sans être assombri par le souvenir des soucis. Ils étaient entrés dans un pays aride, couvert d’épines, et les portes d’or de leur enfance s’étaient à jamais refermées derrière eux. »

Il y a une dimension presque mythologique dans cette dualité entre Tom et Maggie, qui sous-tend tout le roman. Au-delà d’une simple opposition du féminin et du masculin, la nature de leur relation, si pleine d’amour et de déception dans le même temps, est merveilleusement retranscrite dans toute sa complexité et sa richesse. Incapables de se libérer l’un de l’autre, ils ne parviennent pas davantage à se comprendre et à composer ensemble. Maggie, débordante d’amour et prête à sacrifier son bonheur au nom de Tom, est blessée par son mépris et son apparente absence d’affection, tandis que ce dernier, intransigeant, ne parvient à pardonner ce qu’il juge comme désobéissance et impétuosité chez sa soeur. Ils incarnent la lutte de la raison et de la passion, de la justice et de l’émotion, du devoir et de la générosité. Tandis que Maggie grandit et fait tourner les têtes, de nouveaux obstacles se dressent dans l’affection entre frère et soeur, et elle devra faire des choix cruciaux pour son coeur.

« Elle avait le désir inconscient, aveugle, de quelque chose qui unirait entre elles les merveilleuses impressions de cette vie mystérieuse et donnerait à son âme le sentiment qu’elle y était chez elle. »

Les personnages sont particulièrement réussis, George Eliot se permettant d’ailleurs une grande sévérité envers eux, ne brossant pas toujours, loin s’en faut, de portraits flatteurs, mais bien plutôt réalistes. La mère de Tom et Maggie s’illustre autant par sa profonde bêtise que par ses élans généreux lorsque ses enfants en ont le plus besoin ; quant au père, la tendresse touchante dont il fait preuve envers sa fille ne parvient pas à occulter son tempérament emporté et déraisonnable ; les oncles et tantes distillent tout le long du récit un lent poison dans le coeur des membres de la famille Tulliver par leurs critiques acerbes, leurs remontrances, et leur égoïsme ; et ainsi de tous ceux qui composent le petit monde du village de Saint-Ogg, dessinant une galerie de portraits vivace, semblant s’animer sous nos yeux. Bien entendu, les personnages principaux sont les plus réussis : Tom, Philip, Bob, mais surtout l’inoubliable Maggie, dont la nature passionnée attire naturellement les faveurs du lecteur. Elle représente toutes les limites imposées aux femmes à une époque où rien n’était attendu d’elles sinon le strict respect de leur rôle circonscrit. Il est cruel que Tom soit forcé par son père à recevoir une instruction qui ne lui sera d’aucune utilité et pour laquelle il n’a aucune faculté, alors qu’elle aurait été si profitable à Maggie, qui désespère de cultiver son esprit et doit se contenter d’apprendre la couture et le maintien. Son père ne s’y trompe pas lorsqu’il craint pour elle : la frustration de Maggie, dont l’intelligence et les ambitions la portent à aspirer à une vie riche et remplie, est aussi inévitable que tragique, ne lui laissant que la perspective d’une vie brimée et de sacrifices.

« Vous désirez trouver un genre de renoncement qui vous fasse éviter le chagrin. Je vous répéterai qu’il n’y a aucun moyen de l’éviter, sans pervertir ou mutiler notre nature. »

À mi-chemin entre le roman social et le roman de moeurs, sur fond de vengeance et d’amours contrariées, voilà à nouveau un classique merveilleux, dense, très différent de l’excellent Middlemarch, car moins consensuel. On pense plutôt aux romans de Thomas Hardy, à ce déchaînement des circonstances contre les frêles destinées humaines. Une fresque exceptionnelle des passions humaines et de l’attachement fraternel qui nous offre une magnifique héroïne, romantique et tragique.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Folio, traduit par Alain Jumeau, 13 février 2003, 736 pages

3 commentaires sur “Le Moulin sur la Floss – George Eliot

  1. Un George Eliot qui fait penser à du Thomas Hardy (sur ce point, les citations qui illustrent ton billet sont très éloquentes en effet)?… Le rêve ! Je n’ai pas encore lu celui-ci, qui m’attend, comme tant d’autres titres, sur ma pile de livres à lire qui tourne au gratte-ciel ces temps-ci.

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