
Pour Agnes, la vie l’a trahie. Elle était belle et courtisée, rêvait d’un mari attentionné et riche, d’une maison avec jardin. Mais à trente-neuf ans, la voilà coincée chez ses parents après avoir quitté un ennuyeux premier mari pour Shug Bain, l’homme qui devait enfin lui faire vivre une vie passionnante. Au lieu de ça, ce coureur de jupons profite de n’importe quelle occasion pour sillonner la ville à bord de son taxi, tandis qu’Agnes noie sa colère et sa tristesse dans l’alcool. Trompée par les promesses d’un nouveau départ et abandonnée par son mari dans un lotissement crasseux et pauvre des bas-fonds de Glasgow, elle sombre de plus en plus, voyant ses amis, ses amants, sa famille, ses enfants même, s’éloigner d’elle peu à peu, désespérant de la voir s’en sortir un jour et choisissant de se sauver eux-mêmes. Il n’y a que son petit dernier, Shuggie, huit ans, qui fait le voeu de toujours tout faire pour la rendre heureuse. Pourtant Shuggie a ses propres démons contre lesquels lutter. Sensible et solitaire, il est harcelé pour sa différence, et regrette chaque jour de ne pas parvenir à être « normal », davantage comme les autres garçons.
« Il sentait que quelque chose n’allait pas. Quelque chose à l’intérieur de lui était monté de travers. C’était comme si tout le monde pouvait le voir et que lui seul était incapable de dire ce que c’était. Ce n’était pas seulement une différence, c’était une tare. »
Ce roman d’apprentissage cruel, aux résonances autobiographiques, retrace le climat social et la misère de l’Écosse dans les années 80, régies par la main de fer de Thatcher. Pithead, où Agnes et ses enfants échouent, porte bien son nom, avec ses mines désertes et sales, sa poussière omniprésente, sa pauvreté ambiante et ce désespoir latent, qui pousse les femmes à boire en attendant que leurs maris rentrent les poches vides. Agnes détonne avec sa stature et sa propreté, déterminée à toujours paraitre au mieux, à atteindre enfin celle qu’elle aurait dû être. Mais le mal qui la ronge est insidieux, et ses enfants ne peuvent qu’assister, impuissants, à son lent naufrage. Shuggie est la seule lumière d’amour pur, la seule douceur dans cet océan d’amertume, prêt à tout pour sauver sa mère de l’inéluctable. Une enfance passée entre périodes d’abstinence et rechutes, espoir et fatalisme.
« Elle était dans un dangereux entre-deux. Elle avait assez bu pour se sentir combative mais pas assez pour être déraisonnable. Encore quelques gorgées et elle deviendrait destructrice, mauvaise, hargneuse. »
Un roman d’une beauté sombre. La lente déchéance d’Agnes, dont aucun détail ne nous est épargné, est difficile à lire, de même que l’abandon auquel est livré Shuggy, qui subit ses propres traumatismes dans le secret et l’indifférence de son entourage. C’est un roman dur, glauque, cru, et assez déprimant bien que sans misérabilisme, et dans le même temps captivant, avec une narration immersive et des personnages inoubliables. Par certains côtés et à des époques différentes, Shuggie Bain m’est parfois apparu comme un pendant écossais du poignant Les Cendres d’Angela de Frank McCourt.
Ma note (4 / 5)
Éditions Globe, traduit par Charles Bonnot, 18 août 2021, 496 pages