
« Mon petit, le monde
et tout ce qu’il contient
et le mouvement de pendule qui s’inverse
tandis que les dés sont jetés et le fruit bleu
nous consume : Toutsera plus tard et rien, aussi,
là où les branches assombrissent les arbres
comme l’hiver et l’hiver puis soudain le printemps «
Laura Kasischke a beau être connue en France comme une romancière prolifique, son premier amour n’en demeure pas moins la poésie. Avant même d’écrire son premier roman, A Suspicious River, elle avait déjà publié deux recueils, et n’a jamais cessé depuis.
« Tu vois ? Le monde un temps a été petit comme cela quand
tout le reste au monde était moi. »
Cette anthologie sélectionne plusieurs poèmes par recueil publié : Les Infinitésimales ; Espace, dans les chaînes ; Lys dehors ; Jardinage dans le noir ; Dansent et disparaissent ; Feu et Fleur ; Ce n’était pas ; Ménage dans un rêve et, enfin, Folles mariées. Elle rassemble ainsi des textes inédits et anciens, suivant un ordre chronologique original puisqu’à rebours. Le résultat est un recueil éminemment personnel, habité, mélancolique, et dont les thèmes font écho à ce qu’elle a exploré, par des chemins différents, dans ses romans. On y retrouve en effet sa prédilection pour les zones de frontière : le passage de l’enfance à l’âge adulte, de la vie à la mort, et ce parallèle constant entre la musique fade du quotidien et un certain onirisme tiré des rêves, ou bien des cauchemars, les plus profonds. Elle y explore ce que le familier recèle de caché, d’oublié, de glauque et de noirceur latents. Le rythme est lancinant, presque hypnotique, flirtant avec le surréalisme, tandis que la spiritualité et le mystique imprègnent ses poèmes.
« C’est un miracle, je vous le dis, la femme d’âge moyen, qui scanne les boîtes de conserve sur le rayon du supermarché. Cachées dans le mécanisme d’une mystérieuse horloge il y a ses nombreuses morts, et pourtant aujourd’hui l’univers entier est une fois encore empilé devant elle sur une table de banquet. Le minuteur, cassé. Le crépuscule étalé à travers l’horizon en lettres de jeune fille sur l’océan. Pour Toujours, Pour Toi. »
Les sujets et les préoccupations changent avec les époques. Dans ses poèmes les plus récents, Laura Kasischke interroge la maladie et le deuil, multipliant des scènes d’hôpital, racontant le cancer, la disparition de ses parents. En remontant le fil du temps, le curseur se déplace, explorant la maternité, la famille ; il y est question de son fils, de son mari. L’invisible surgit parfois, et dans son sillage les fantômes du quotidien. Mais c’est surtout Laura elle-même qui est omniprésente dans ces poèmes, cherchant sa place, s’interrogeant sans cesse sur le temps qui passe, les occasions manquées, la violence ineffaçable, le regret de ce qui n’est plus, offrant par là-même un tableau prégnant d’une vie de femme et de son inhérente complexité. L’écrivaine est là, se révélant totalement sous nos yeux fascinés, dans des poèmes incroyablement incarnés, qui ne sont pas pas sans rappeler ceux de Sylvia Plath.
« Essaie de rester vivante jusqu’à ta mort. »
L’expérience en est bouleversante, déstabilisante, et parfois même dérangeante tant certains textes prennent aux tripes. Un recueil saisissant et splendide, qui offre enfin la possibilité aux lecteurs français de découvrir un pan essentiel de l’immense talent littéraire de Laura Kasischke.
Ma note (5 / 5)
Éditions Gallimard, traduit par Sylvie Doizelet, 7 octobre 2021, 384 pages