Hangsaman – Shirley Jackson

Vous qui lisez Shirley Jackson, préparez-vous à abandonner toute certitude…

« Tout ce qui est nouveau et plein de fraîcheur finira par devenir vieux et bête. »

Natalie a 17 ans et s’apprête à entrer à l’université. C’est une jeune fille solitaire, qui aime se réfugier dans son imagination pour échafauder des histoires, imaginer des réalités parallèles. Son père, arrogant et despotique, est critique littéraire et se plait à convoquer sa fille à de longs entretiens dans son bureau au cours desquels il entreprend de corriger les écrits de son journal. Sa mère est quant à elle effacée, résignée, craignant pour sa fille le même avenir conjugal qu’elle a dû elle-même endurer. Au cours d’un cocktail donné par ses parents peu de temps avant son départ, Natalie bouscule un inconnu, et de fil en aiguille un événement terrible a lieu, dont la teneur apparait claire au lecteur bien qu’elle ne soit jamais explicite, et que Natalie elle-même ne revienne jamais dessus, préférant l’occulter. « Il ne s’est rien passé, il ne s’est rien passé, il ne s’est rien passé ». Après ce début abrupt, qui décrit avec une précision chirurgicale son noyau familial, le récit suit ses premiers mois à l’université. En surface, l’histoire parait bien simple, mais c’est sans compter les multiples couches sous-jacentes, regorgeant de complexités déroutantes.

« Je n’arrête pas de penser qu’il va arriver quelque chose. Je n’arrête pas de penser que je suis sur le point de tout révéler de moi à quelqu’un. »

La jeune fille, sensible et manquant de confiance en elle, a du mal à trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas. Elle observe les interactions superficielles de ses congénères sans parvenir à s’y mêler, échoue à faire comprendre ses intentions, et va jusqu’à s’interroger sur sa propre existence. Perdue dans ce gigantesque campus composée uniquement de filles, elle peine à se faire des amies et, lorsqu’il lui arrive de nouer des relations, s’interroge sur leur sincérité. Les deux étudiantes plus âgées qui l’acceptent dans leur cercle n’ont-elles aucune arrière-pensée ? Et pourquoi ce professeur de littérature qu’elle admire parce qu’il lui rappelle les leçons de son père, mariée à une femme qui noie ses frustrations dans l’alcool, semble-t-il lui accorder de l’intérêt ?

Peut-être — et c’était sa pensée la plus obsédante, une pensée qui ne la quittait pas, qui revenait soudain la troubler à tout moment, et la réconforter aussi —, et si en fait, elle n’était pas Natalie Waite, étudiante, fille d’Arnold Waite, une créature promise à une avenir délicieux ; si elle était quelqu’un d’autre ? »

N’ayant fait la connaissance de Natalie qu’il y a peu, le lecteur peine à déceler si ses agissements sont la conséquence de ce qu’il lui est arrivé, ou bien le fruit de sa personnalité bien particulière. Trompé par ce narrateur, ou plutôt, puisque la narration est à la troisième personne, par ce protagoniste peu fiable, le lecteur est perdu et ne sait plus s’il doit lui faire confiance. Dans tout ce qui est raconté par Natalie, où est la réalité, où est le fantasme ? D’autant que peu à peu, certaines incohérences se font jour, des bizarreries qui prennent de plus en plus de place, tandis que le dialogue intérieur de Natalie, tortueux et inquiétant, nous plonge dans la plus parfaite confusion. Confusion encore accrue par la structure même du récit, divisé en trois parties bien distinctes, qui marquent autant de ruptures déconcertantes. Pour peu qu’on soit un habitué de l’oeuvre de Shirley Jackson, il apparait clair que quelque chose va arriver, qu’une tension menaçante semble se met en place, tandis que la romancière s’amuse à multiplier les fausses pistes, et que toutes les interprétations semblent possibles.

« Les gens n’ont peur que des autres. »

Dans ce roman dérangeant et brillant, Shirley Jackson aborde le thème du passage de l’adolescente à la femme, avec tout ce qu’il revêt de cruel et d’étrange. À bien des égards, il préfigure de ce que la romancière explorera dans ses romans suivants, avec sans doute davantage de maîtrise puisque j’ai trouvé qu’il y avait malgré tout un petit goût d’inachevé dans Hangsaman. Il n’en demeure pas moins que le talent, quelque peu retors il faut le dire, de l’autrice américaine, est déjà là, et que j’ai été fascinée de bout en bout par ce roman aux airs de cauchemar.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Rivages, traduit par Fabienne Duvigneau, 13 octobre 2021, 280 pages

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