
« Une grande beauté. La pleine lune était accrochée dans la ramure humide et nue d’un frêne. L’astre déversait ses rayons sur la fille, dont les cheveux blonds étaient déployés en éventail autour du visage. Elle gisait sur le côté, jambes jointes, genoux fléchis. On eût dit qu’elle avait sauté, peut-être de cet arbre en surplomb ou bien du haut du ciel, pour se poser au sol avec une grâce inconcevable. Sa robe noire était étendue autour d’elle comme une ombre. Le garçon, qui s’était extrait du véhicule accidenté, franchit un fossé rempli d’eau noire pour venir s’agenouiller à côté d’elle. »
Une nuit de mars, un accident de voiture a lieu aux abords du campus d’une université américaine et fait deux victimes. Nicole, une jeune fille de première année, est retrouvée dans une mare de sang et déclarée morte. Craig, son petit-ami, est quant à lui retrouvé blessé et hagard, divaguant sur une route de campagne. Septembre arrive et avec lui la rentrée des classes, alors que la tragédie est encore sur toutes les lèvres.
« On pouvait vivre avec le chagrin s’il ne s’accompagne pas de regret. »
Plusieurs personnages se télescopent dans le récit, ayant chacun un lien plus ou moins complexe avec le drame. Craig tout d’abord, accusé d’être un meurtrier et conspué par tout un campus. Endeuillé, hanté par la culpabilité, et désespéré de ne pas parvenir à se souvenir des événements de cette fameuse nuit, il erre tel une âme en peine, jusqu’à ce qu’il commence à apercevoir Nicole partout. Perry, son compagnon de chambre, l’épaule du mieux qu’il peut, d’autant que le traumatisme n’est pas moindre pour lui : il venait de la même petite ville que Nicole, et la connaissait depuis leurs plus jeunes années. Alors que les rumeurs bruissent sur le campus et qu’il peine à trouver des réponses à ses questions, il décide de s’inscrire à un cours d’anthropologie sur la mort, dirigé par une professeure charismatique, Mira Polson. Cette dernière n’a plus que quelques mois pour trouver un sujet d’étude pour son nouveau livre, au risque de ne pas être titularisée par l’université. Elle jongle difficilement entre son travail prenant, et l’éducation de ses jumeaux dont son mari, de plus en plus distant, s’occupe seul durant la journée. Vient ensuite Shelly, également enseignante à l’université, en musique cette fois, qui se trouve être le principal témoin de l’accident de voiture. Sa version n’a jamais été écoutée par la police ni par les journaux, et elle désespère que la vérité soit faite sur cette nuit-là. Enfin la palette de personnages ne serait pas complète sans les membres de la sonorité à laquelle appartenait Nicole, toutes ces belles jeunes filles, vierges bien entendu, que l’on croirait interchangeables, décrites par leurs cheveux fins et leurs dents parfaitement alignées.
« Des filles mouraient et revenaient d’entre les morts. »
Très vite il apparait que nous sommes face à une collectivité qui doit gérer un deuil, la perte de ce qui représentait la pureté et la perfection. La tristesse côtoie la haine et l’incompréhension. Au bout de quelques temps, les histoires vont bon train : Nicole a été vue sur le campus, réveillant toutes les légendes de revenants possibles et imaginables. Fantôme ou supercherie ? Est-il possible que Nicole soit véritablement revenue ? Mais la loi du silence est érigée en culte, la sororité soudée et toute-puissante, les machinations profondes. Nous voilà plongés dans un tourbillon d’une noirceur implacable à mesure que la romancière tire les fils de son récit, révélant toute la complexité qui se cache derrière ce qui semblait n’être qu’un fait divers dramatique.
« Ce que nous nommons le deuil est peut-être moins le chagrin de ne pouvoir rappeler nos morts à nous que celui de ne pouvoir nous résoudre à le faire. »
Les Revenants est sans doute l’un des romans les plus aboutis et les plus complets de Laura Kasischke. On y retrouve en effet tous ses thèmes de prédilection : la mort, la sexualité, l’adolescence, et surtout cette critique de la société américaine bien-pensante, puritaine et hypocrite. Le récit s’immerge ici avec une finesse incroyable au sein d’un campus typiquement américain, avec ses codes, ses règles et ses catégories sociales, ce qui n’est pas sans rappeler Le Maitre des illusions de Donna Tartt. Grâce à ce récit polyphonique, la romancière mène une réflexion passionnante sur notre rapport à la mort, sur les rituels qu’on respecte pour occulter ce qui dérange le plus, sur les mécanismes de l’esprit en deuil, sur les fantasmes parfois collectifs que la mort réveille. Le suspense est maitrisé de bout en bout tandis que le récit se teinte de noirceur et d’horreur, déployant une ambiance sombre et angoissante à mesure que tout le monde devient victime et suspect.
Brillant et dérangeant dans le même temps, ce roman est une démonstration du talent de Kasischke à mêler tension psychologique, critique de la société américaine, ainsi qu’une réflexion passionnante sur la fascination de l’être humain pour la mort.
Ma note (5 / 5)
Éditions Livre de Poche, traduit par Éric Chédaille, 3 janvier 2013, 672 pages
Merci pour ce retour. J’avais commencé ce roman il y a environ deux ans, sans jamais l’avoir terminé. Pourtant, j’avais bien avancé, et je m’en souviens comme si je l’avais lu hier. Et bien maintenant, j’ai bien envie de le continuer. Merci.
Merci pour la découverte de ce titre qui a l’air original et dont le sujet me tente bien. Cela sera l’occasion de lire une nouvelle autrice !