Les pays lointains – Julien Green

Après quelques pages à peine, je savais que ce roman allait faire partie de mes grands coups de coeur littéraires.

« Il me semble que je ne vis plus, mais que je rêve depuis que je suis dans ce pays. »

Veuve et ruinée, Mrs Escridge a quitté l’Angleterre avec sa fille de seize ans Elizabeth, pour trouver refuge chez des parents éloignés, les Hargrove, propriétaires d’une gigantesque plantation de coton à Dimwood, dans le Sud esclavagiste. Le choc est rude, et tandis que sa mère se lamente dans sa chambre d’être devenue la « parente pauvre », s’étourdissant dans les brumes du laudanum, Elizabeth est livrée à elle-même dans la grande maison, ne sachant que penser de ses habitants. Le maitre des lieux, William Hargrove, la met mal à l’aise par ses regards appuyés, tandis que ses fils semblent à peine s’apercevoir de sa présence. Sa fille, appelée Tante Laura, est en revanche pleine de sollicitude mais fort étrange, et Elizabeth est choquée par son catholicisme. Viennent ensuite une ribambelle de cousins plus ou moins jeunes, et plus ou moins empressés. La jeune fille peine à trouver sa place dans ce Sud étouffant et dans cette demeure froide où règne une atmosphère ambiguë dominée par les secrets de famille. Des personnages inquiétants lui font des prophéties accablantes, et on cherche à la mettre en garde contre un terrible danger. La première partie du roman est d’ailleurs presque gothique, dans cette maison aux pièces obscures et aux nombreux fantômes, tandis qu’Elizabeth fait des découvertes sur ces terres hantées par les massacres d’Indiens et les souffrances des esclaves. Partagée entre l’ennui de ces longues journées vides et l’inquiétude face à son avenir, Elizabeth a le mal du pays.

« De toutes ses forces, elle eût voulu pouvoir nier des certitudes qui la faisaient souffrir, nier la présence des personnes autour d’elle, nier la plantation et le Sud tout entier, nier le voyage en mer et par un élan de tout son être se retrouver sur la terre anglaise. »

Publié en 1987, l’intrigue du roman se situe quant à elle en 1850, soit près de dix ans avant la guerre de Sécession, qui est pourtant d’ores et déjà sur toutes les lèvres et inquiète les hommes du Sud. Des pages cruciales de l’histoire américaine parcourent ainsi le roman qui rappelle l’impossible réconciliation entre Nord et Sud, en particulier en ce qui concerne la question de l’esclavage, répudié par le Nord tandis qu’il est revendiqué comme un mode de vie dans le Sud. Les nombreuses discussions politiques éclairent avec précision le lecteur sur les débats de l’époque et la peur d’une guerre face au Nord puissant et industrialisé. Les planteurs brident leur mauvaise conscience en se gaussant de bien traiter leurs esclaves, tout en tremblant à l’idée d’une rébellion. Elizabeth, l’étrangère, est quant à elle profondément choquée par l’esclavage et se réclame abolitionniste, tandis qu’on lui répète avec condescendance que son pays, l’Angleterre, en est pourtant à l’origine. 

« Tout à coup elle était arrachée au monde et transportée dans une région où la paix demeurait à jamais, et quand elle revint à elle, car cette joie mystérieuse ne durait pas, elle eut l’impression que son âme pliait sous le poids d’une lourde tristesse. »

L’ingénue Elizabeth fait brutalement l’expérience des choses du monde, et en particulier de l’amour, qu’elle juge fort mal à son jeune âge. Confondant amour et désir, brisant les coeurs en toute innocence sur son passage et tombant amoureuse de chaque beau visage qui passe, elle recevra une cruelle leçon. Jeune et volage, elle brûle d’amour, tout en se sachant sous le joug de la religion puritaine. Mais les tergiversations sentimentales de l’héroïne sont loin d’être le seul attrait de ce roman qui séduit par sa richesse thématique, ainsi que par ses personnages, tous extraordinairement dépeints et d’une grand complexité. Elizabeth, bien sûr, pour laquelle on se prend d’affection immédiatement, à qui l’on pardonne son innocence et qui séduit par sa personnalité et son indépendance. Mais aussi tous les personnages plus secondaires : chacun des membres énigmatiques de la famille Hargrove ; Charlie Jones qui prendra l’étrangère sous son aile ; Betty, la servante fidèle et si aimante ; la mère d’Elizabeth, qu’on peine à comprendre ; ou encore la si pétillante Miss Charlotte au coeur pourtant brisé.

« Là-bas tu souffriras parce que tu es à nous. Notre Sud sera le rêve qui te suivra jusqu’à la mort, le rêve des pays lointains où tu as connu l’amour, et tu pleureras. »

J’ai adoré ce roman, qui aurait pu se poursuivre bien au-delà de ses mille et quelques pages tant j’étais emportée par l’histoire et par l’héroïne. Premier opus d’une trilogie, j’ai déjà hâte de me plonger dans les suivants. Certains passages trainent en longueur, ou plutôt en cette langueur des journées étouffantes du Sud, tandis que d’autres semblent précipiter l’intrigue et nous laissent étourdis. Il y règne un souffle romanesque extraordinaire, tandis que se multiplient coups de foudre, violences, visions surnaturelles et rebondissements dramatiques. La splendide plume de Julien Green trouble le lecteur, qui se croirait plongé dans un roman victorien, chez les soeurs Brontë ou Thomas Hardy. Un classique merveilleux, que je vais regretter longtemps d’avoir terminé !

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Points, avril 1987, 1037 pages

Laisser un commentaire