Retour à Killybegs – Sorj Chalandon

« On peut aimer l’Irlande à en mourir, ou l’aimer à en trahir. »

Dans Mon Traître, Antoine racontait sa rencontre avec le légendaire Tyrone Meehan, figure de l’IRA et incarnation pour le Français de tout ce que représente l’Irlande. Il racontait aussi combien la trahison de son ami avait ravagé ses certitudes et son existence. Cette fois, Sorj Chalandon donne la parole à Meehan, celui qui a été célébré en héros et conspué comme traître. L’Irlandais va donner sa version de l’histoire, son histoire, celle d’un petit garçon en admiration devant un père abusif et alcoolique, et qui va donner sa vie au combat pour une Irlande libre et réunie, avant que tout ne lui échappe…

« L’IRA. Soudain, je l’ai vue partout. Dans ce fumeur de pipe chargé de couvertures. Ces femmes en châle, qui nous entouraient de leur silence. Ce vieil homme, accroupi sur le trottoir, qui réparait notre lampe à huile. Je l’ai vue dans les gamins qui aidaient à notre exil. Je l’ai vue derrière chaque fenêtre, chaque rideau tiré pour tromper les avions. Je l’ai vue dans l’air épais de tourbe. Dans le jour qui se levait. Je l’ai sentie en moi. En moi, Tyrone Meehan, seize ans, fils de Patraig et de la terre d’Irlande. Chassé de mon village par la misère, banni de mon quartier par l’ennemi. L’IRA, moi. »

Meehan ne veut pas qu’on le pardonne, il ne veut pas qu’on le comprenne. Pourtant, au fil des pages, on comprend : on comprend qu’il a reçu la colère en héritage et que le passé familial pèse toute une vie ; on comprend l’engagement, la solidarité, l’appartenance à une terre ; on comprend que la guerre broie les hommes, que la prison et ses sévices arrachent des bouts d’âme, que la fatigue, la désillusion, la souffrance, le deuil, la tristesse, la haine usent le coeur et poussent à des choix terribles. On découvre ce petit garçon, dont le père meurt bien trop tôt, laissant sa femme et leur neuf enfants sans ressources. Une enfance de misère et de tristesse, jusqu’au déchirement : il faut partir, quitter le Donegal et rejoindre Belfast où vit leur oncle. Mais dans certains quartiers de Belfast, c’est pire : la stigmatisation de leur famille d’Irlandais catholiques est aussi douloureuse que dangereuse, et à nouveau, il faut tout laisser derrière soi et refaire sa vie ailleurs. On comprend alors la tentation de l’IRA, qui promet protection et vengeance, qui offre une famille, des modèles, un espoir. Le jeune Tyrone rejoint l’armée de l’ombre la fleur au fusil, déterminé à combattre auprès de ses frères d’armes et à libérer l’Irlande du joug anglais et protestant.

« Alors j’ai renoncé à mourir. A vivre aussi. Je serais ailleurs entre ciel et terre. Je les emmerdais tous ! Les Brits, l’IRA, ces donneurs d’ordres ! Je n’en pouvais plus de cette guerre, de ces héros, de cette communauté étouffante. J’étais fatigué. Fatigué de combattre, de manifester, fatigué de prison, fatigué de clandestinité et de silence, fatigué des prières répétées depuis l’enfance, fatigué de haine, de colère et de peur, fatigué de nos peaux terreuses, de nos chaussures percées, de nos manteaux de pluie mouillés à l’intérieur. »

Commence alors une vie exsangue, faite de colères et de frustrations. Les lignes bougent peu, et trop lentement. Tyrone perd des amis, des frères, se mure dans la culpabilité et les regrets. Après un événement malheureux et si crucial qu’il déterminera le reste de son existence, il devient un héros, porté aux nues par l’IRA qui a besoin de figures permettant d’entretenir l’espoir. Mais Tyrone est fatigué, les années passent, les pertes s’accumulent, les séjours en prison également. J’ai beau avoir déjà connaissance des événements relatés, Bobby Sands, les grèves de la faim, la blanket protest, la dirty protest… j’ai à nouveau été bouleversée en lisant ces pages dans lesquels le souffle et le récit de Tyrone sont si puissants qu’ils rendent vivaces la moiteur et la puanteur de ces sinistres prisons.

« J’ai de la fièvre. Le jour tarde. J’attends toujours ce lambeau de clarté. J’ai froid de mon pays, mal de ma terre. Je ne respire plus, je bois. La bière coule en pleurs sur ma poitrine. Je sais qu’ils m’attendent. Ils vont venir. Ils sont là. Je ne bougerai pas. Je suis dans la maison de mon père. Je les regarderai en face, leurs yeux dans les miens, le pardon du fusillé offert à ses bourreaux… »

Comme Mon Traître, Retour à Killybegs offre une perspective. Sur l’Irlande, sur le conflit nord-irlandais, sur le coeur des hommes qui ont combattu. Le manichéisme n’a plus aucune place, les raisons de la guerre sont si anciennes que les combattants eux-mêmes ne s’y retrouvent plus, et ne reste que l’amour de sa terre, de sa patrie, de ses traditions, de sa famille, de ses amis. Il est difficile de se faire une opinion sur ce conflit intestin, aux conséquences si terribles. Il est tout aussi difficile de se prononcer sur la trahison de Tyrone. Je crois d’ailleurs avoir préféré ce roman au précédent : on s’écarte quelque peu du point de vue de l’étranger, du petit Français, et de sa naïveté inhérente et inévitable, pour y trouver davantage de finesse, de subtilité. L’auteur dissèque sans concessions, sans fards, sans tricheries, le coeur d’un homme face à un choix impossible ; un homme fatigué, triste, désespéré, usé jusqu’à la corde, piégé par ses démons. On l’observe se débattre contre le fantôme de son père, contre ses propres convictions parfois, et contre le poids insoutenable de sa trahison. Héros ou traître ? Tyrone est surtout un homme dont les espoirs et les illusions ont été broyés par l’immense machine de guerre et par une Histoire qui l’a dépassé, mais qui, malgré tout, est resté digne, humble, foncièrement humain. Porté par le style sublime et profondément évocateur de Sorj Chalandon, ce roman poignant est pour moi un chef d’oeuvre.

« La tristesse en Irlande, c’est ce qui meurt en dernier. »

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Livre de Poche, 22 août 2012, 336 pages

Laisser un commentaire