
« Quelque chose était en route… Il était venu faire lever des ombres devant et derrière lui. Le passé frémissait : la vieille maladie du souvenir allait recommencer. Et devant elle, pas une lueur. »
C’est bien simple, ce roman est une pure merveille, et si difficile à décrire que j’ai peiné à poser des mots sur mes impressions.
Au lendemain de la Première guerre mondiale, Judith a la joie de constater que la maison des voisins est à nouveau occupée. Dans le temps c’était la maison d’une vieille dame, Mrs Fye, qui y recevait ses cinq petits-enfants : quatre garçons, Julien, Roddy, Martin et Charlie, et une fille, Mariella. Enfant unique et isolée, ses parents refusant de la scolariser et lui octroyant une éducation stricte à domicile, Judith côtoie peu le monde extérieur et n’a aucun ami de son âge. Elle a donc été marquée par ce voisinage et ces amitiés typiques de l’enfance, ces souvenirs de jeux, de promenades et d’aventures. En attendant le retour de ces figures du passé, elle se replonge dans ses souvenirs, se remémore chacun d’eux, dressant un portrait si vivace que chacun des Fye acquiert une véritable épaisseur, un relief qui les rend familiers au lecteur. Julien le cynique, Roddy l’effronté solitaire, Charlie l’angélique, et Martin, si gentil et ennuyeux. Ils sont beaux, aristocratiques, accueillants tout en demeurant distants, n’acceptant qu’avec parcimonie l’intrusion de cette étrangère à qui ils offrent le privilège de les connaître. Ces cousins ont toujours fait l’objet d’une fascination d’autant plus forte que la promiscuité de l’enfance a laissé la place à une longue absence. Après une tragédie, ils reviennent sur les traces de leur passé, revenant hanter une Judith qui voguait jusque là entre souvenirs et fantasmes, attendant avec impatience de pouvoir se fondre à nouveau dans leur petit groupe.
« Ces moments avaient bien existé ; mais tout autour de leur splendeur indécente et folle, de leur audace divine, de leur suffocante magnificence, la vie continuait de tisser sans relâche, de fabriquer avec sécurité son tissu incolore et banal. »
Au gré du récit, les années passent, Judith grandit, s’émancipe un peu en partant faire des études à Cambridge, mais revient toujours à ses chers amis, s’interrogeant sur ses ressemblances avec la seule représentante de son sexe, et virevoltant entre les garçons, accordant son amour à l’un, repoussant l’autre, cherchant à comprendre les méandres des relations entre les hommes et les femmes, repoussant les limites de l’intimité, flirtant avec les frontières entre l’amour et l’amitié.
« Elle se détourna de ces lieux noyés où leurs images irréelles, perdues, se moquaient et la leurraient, rêves dans le rêve évanoui du bienheureux hier. »
Loin d’être niais et insipide, le roman, délicieusement désuet, donne à ces tergiversations amoureuses un doux parfum de chaude mélancolie, une profondeur inattendue. Judith est l’incarnation la plus parfaite de l’adolescence, cet adieu déchirant aux terres réconfortantes de l’enfance pour les rivages incertains du monde des adultes. Rien n’échappe au lecteur : ses heures passées à rêver des rencontres hypothétiques avec les garçons Fye, ses éclats passionnés, son amitié démesurée et extrêmement ambiguë avec une jeune camarade de Cambridge, ses déceptions muées en souffrances profondes, son passage brutal des rêves mystifiés à la réalité crue. Son isolement de l’enfance a encore davantage favorisé sa parfaite innocence, et sa découverte totale du monde adulte lorsqu’elle y est propulsée.
« Quelle puissance démoniaque préparait délibérément ces pièges de la mémoire, ces renouvellements cruels, ces mortels contrastes ? Oh ! ce monde… Dénué de sens, dénué d’espoir, rien que perversité, jeux sadiques, lèvres qui se pourlèchent sur des victimes impuissantes. »
En lisant ces pages et en cheminant à ses côtés, j’ai moi aussi été fascinée par les garçons d’à côté et la séduction qu’ils déploient bien malgré eux et chacun à leur manière. J’ai rarement lu un roman ayant autant de charme mêlé à une certaine cruauté, et je n’oublierai pas de sitôt la splendeur de la plume de Rosamond Lehmann, dont il me tarde de découvrir l’oeuvre. J’ai été frappée par moments de la ressemblance entre les errements de Judith et ceux d’une certaine Mrs Dalloway, les deux romancières se rejoignant dans leur attachement à exploiter les turpitudes de l’âme humaine. Plutôt que m’attarder à regretter que Rosamond Lehmann soit aussi peu connue en France, je ne peux que vous encourager à découvrir au plus vite ce chef d’oeuvre oublié !
Ma note (5 / 5)
Éditions Libretto, traduit par Jean Talva, 2 décembre 2013, 374 pages
Une belle chronique d’un livre et d’une auteure que je ne connaissais pas !
Merci pour la découverte, je prends note 😉
Bonne journée !