Tous les vivants – C.E. Morgan

« Aloma habitait ce lieu obscur, dans ce comté obscur dans cet état obscur ; et cela oppressa son enfance jusqu’au moment où elle se rendit enfin compte, dans un moment de prescience, qu’un jour viendrait où l’âge adulte la relâcherait dans un grand frisson, la libérerait. Alors elle s’en irait et trouverait un lieu sans relief où rien n’entraverait la progression du soleil, de son lever à l’est jusqu’à son évanouissement tranquille et inéluctable vers l’ouest. Tel était son désir. Plus encore qu’une famille, plus encore que l’amitié, plus encore que l’amour. Rien qu’une seule journée que l’obscurité prématurée de la terre ne puisse pas rappeler à elle. »

Orren et Aloma sont amoureux. Du moins jusqu’à ce que la famille d’Orren disparaisse dans un accident de voiture et qu’il se retrouve seul à la tête du domaine familial. Les deux jeunes gens insouciants vont alors laisser place à deux adultes, confrontés bien trop tôt et brusquement aux désillusions de la vie. Lorsqu’Orren lui demande de venir vivre à la ferme avec lui, Aloma n’hésite pas. Elle est orpheline, seule au monde et elle accepte sans réfléchir cette proposition qui va bouleverser sa vie. À peine arrivée, elle s’inquiète de l’état de la ferme dans laquelle elle est contrainte de vivre, de l’humeur d’Orren transformé par le deuil, de leur cohabitation sous le même toit sans être mariés, de son quotidien harassant de femme d’intérieur alors que tout ce qu’elle souhaitait, c’était d’enfin pouvoir partir et vivre de son talent pour le piano. Rien ne ressemble à ce qu’elle s’était imaginée en rencontrant Orren, et elle l’observe changer, jour après jour, tandis que son avenir lui parait de plus en plus incertain et insaisissable.

« Une sensation inconnue monta en elle et se coinça dans sa gorge, une sorte de mal du pays, d’un pays qu’elle n’avait pas, c’était le regret d’une chose qui n’existait nulle part au monde. »

Le lecteur se trouve plongé dans le quotidien de ces deux écorchés vifs, peu doués pour la communication. Aloma est incroyablement touchante dans ses interrogations sur le sens du couple, de l’existence, de l’accomplissement personnel. D’abord soumise à des obligations qu’elle n’a jamais souhaitées et pour lesquelles elle ne se sent pas concernée, elle va peu à peu chercher les moyens de retrouver sa liberté. Étouffant parmi cette plantation de tabac et ces animaux auxquels elle ne connait rien, délaissant de plus en plus un Orren vivant dans l’ombre des morts, elle trouve une place de pianiste dans l’église d’une petite bourgade, et se lie d’amitié avec le pasteur, levant peu à peu le voile sur ses désirs profonds.

« Une fois dehors, elle ne sut pas où aller, tout ce qu’elle savait, c’était que dans la maison comme hors de la maison, tout n’était que tourments et qu’à part se chercher un autre corps à habiter, elle ne pourrait rien y changer, et elle ne savait pas comment se réinventer. »

Il ne s’y passe pas grand chose, et pourtant ce roman est d’une puissance folle. Ce portrait de femme est saisissant de justesse et d’émotion brute, la finesse psychologique déployée dans ces lignes étant brillamment incarnée par le personnage d’Aloma. L’écriture est lyrique, extrêmement précise et évocatrice, permettant une immersion intime dans cette nature environnante splendide et écrasante dans le même temps. Un très beau moment de lecture.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

 

 

 

Éditions Gallimard, traduit par Mathilde Bach, 9 janvier 2020, 240 pages

5 commentaires sur “Tous les vivants – C.E. Morgan

  1. Quelle jolie chronique ! tu me donnes envie de lire ce livre et pourtant, ce n’est pas un genre dont j’ai l’habitude de lire mais je le note !
    Merci pour la découverte.
    Je te souhaite une bonne journée !

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