
Résumé :
La colombe c’est Milly Theale, une jeune orpheline qui a hérité d’une fortune immense. Face à elle, Kate, réfugiée chez sa tante, amie de Milly Theale. Entre ces femmes, quelques hommes, dont Merton Densher, amoureux de Kate, et Lord Mark, qui doit l’épouser (…)
« La pauvre Milly put alors voir comment les êtres, tout en frémissant étrangement, étaient souvent touchés par elle. « Parce que vous êtes une colombe. » Elle se sentit en même temps délicatement, discrètement embrassée ; pas familièrement, ou comme on se permet une liberté, mais presque cérémonieusement, à la façon d’une accolade ; un peu comme si, bien qu’une colombe pût se percher sur un doigt, Milly était aussi une princesse envers laquelle il fallait garder les formes. »
Mon avis :
Une fois n’est pas coutume, mon sentiment était partagé en refermant ce roman. D’un côté, la virtuosité de la plume d’Henry James a comme toujours, et peut-être encore davantage, suscité ma profonde admiration. Mais de l’autre, je dois bien admettre que ces 800 pages m’ont parfois plongée dans un ennui terrible.
Il ne s’y passe en effet pas grand chose. Nous faisons la connaissance de Kate, rejetée par un père étrange (sur lequel nous n’aurons pas énormément de détails), malmenée par une soeur, veuve, mère de deux enfants et perpétuellement en demande d’argent, et finalement accueillie par sa tante, Mrs Lowder, dont la générosité ne va pas sans conditions, la première étant de la laisser lui choisir une situation, autrement dit un mari. Kate, elle, est amoureuse de Merton Densher, et ils sont bien décidés à se marier. Hélas, la tante juge le jeune homme « sympathique » mais bien trop désargenté et sans perspectives d’avenir intéressantes. À ce stade, l’intrigue n’est pas sans rappeler le prodigieux Chez les heureux du monde de l’amie de l’auteur, Edith Wharton. Mais c’est l’arrivée dans leur entourage d’une jeune Américaine, Milly Theale, qui va venir tout cristalliser. Milly, surnommée par son amie Kate la « colombe » pour des raisons que la lecture du roman dévoilera, attire tous les regards : c’est une orpheline, et surtout elle est richissime. Il se trouve également qu’elle est très malade, et que les médecins la disent condamnée.
« C’était tout ce qu’ils avaient à partager, mais c’était au moins parfait : chacun avait la beauté, le bonheur physique, les qualités particulières, l’amour et le désir de l’autre. Cependant ce fut comme si la conscience même qu’ils en prirent leur rendait ensuite leur pitié envers la pauvre jeune fille qui avait tout au monde, les immenses biens réconfortants qu’ils n’avaient hélas pas, mais qui n’aurait jamais cela. »
Une des raisons de ma déception vient probablement du peu de sympathie que j’ai éprouvé durant ma lecture envers les personnages. C’est ce qui a vraiment représenté une énorme différence avec le magistral Portrait de femme, dont les personnages sont d’une profondeur et d’une richesse inégalables, à commencer bien sûr par Ralph qui encore aujourd’hui reste l’un de mes personnages littéraires préférés. À l’inverse, Kate et Merton m’ont véritablement irritée. Comme je le disais, il ne se passe rien, laissant la place à de longues et fastidieuses tergiversations sur leurs sentiments et ce qu’ils sont prêts à faire pour parvenir à leur but. L’opportunité que représente le sort de cette pauvre Milly dans leurs plans me les a simplement fait apparaître un peu plus odieux, lâches et égoïstes alors qu’ils n’étaient auparavant que fades et ennuyeux.
« Il brûlait d’une sorte de rage à la pensée de ce qu’il n’avait pas ; une exaspération, une colère, née de l’impatience même de son désir, le prenait en pensant à sa situation faite d’ajournements, de renvois, de manoeuvres continuelles. »
On retrouve dans ce roman certains des grands thèmes de Henry James : l’opposition entre les États-Unis et l’Angleterre, l’implacable pouvoir de l’argent qui vient dicter les relations humaines, mais aussi, plus surprenant, le thème de la maladie et de la proximité de la mort. C’est d’ailleurs, peut-être étonnamment, le personnage de Milly qui m’a paru le plus réussi, probablement parce qu’il m’a fait penser à celui de Ralph justement. Au début elle semble assez simplette, douce, belle, (trop) confiante. Mais son acharnement à vivre transparaît à mesure que le récit progresse, convaincue que sa santé se maintiendra tant qu’elle sera heureuse et qu’elle aura la possibilité de vivre avec passion et de s’accomplir comme elle l’entend. Elle dénote ainsi d’une grande force pour une jeune fille aussi démunie, faute de parents et malgré ses amis, face au monde qui l’entoure. Mais c’est aussi grâce à elle que le récit prend de l’épaisseur, dans ses rapports avec les autres : elle va être source de questionnements, d’occasions et de dilemmes moraux pour tous ceux qui vont graviter autour d’elle.
« Je crois vraiment que je finirai par vous haïr si vous me gâchez la beauté de ce que je vois ! »
Malgré les éléments qui m’ont gênée, et c’est toute l’ambivalence de mon propos, j’ai persisté jusqu’à la dernière ligne, incapable de m’arracher à ma lecture… C’est que le verbe de Henry James, s’il m’a parfois un peu égarée, m’a aussi totalement subjuguée. Et si cette fois les personnages m’ont paru peu intéressants, les relations qui se nouent entre eux sont complexes et révèlent pleinement le génie psychologique de l’écrivain. Amitiés, manipulations, jalousies… il se joue plus qu’il n’y paraît dans ce roman à la morale incertaine. Le regard acéré de Henry James sur la société de son époque, et en particulier les obsessions de ses concitoyens, donne lieu à des analyses remarquablement fines. C’est aussi ce qui rend la lecture de ce roman redoutablement exigeante et m’a demandé une concentration de tous les instants. Je ne regrette pas de m’être laissée tenter par ce roman qui ne fait que renforcer mon admiration pour cet écrivain de génie, et je n’exclus pas de le relire dans des conditions plus adaptées, davantage au calme peut-être.
Ma note (3,5 / 5)
Éditions Folio, traduit par Marie Tadié, 16 juin 1998, 816 pages