
Résumé :
Irlande, 1845. Par un froid matin d’octobre, alors que la Grande Famine ravage le pays, la jeune Grace est envoyée sur les routes par sa mère pour tenter de trouver du travail et survivre. En quittant son village de Blackmountain camouflée dans des vêtements d’homme, et accompagnée de son petit frère qui la rejoint en secret, l’adolescente entreprend un véritable périple, du Donegal à Limerick, au cœur d’un paysage apocalyptique. Celui d’une terre où chaque être humain est prêt à tuer pour une miette de pain.
« Affleurant d’un lieu où les mots n’ont pas cours, lui vient la conscience d’un détraquement de l’ordre des choses. »
Mon avis :
Je ressors à la fois totalement éblouie et hantée par cette lecture. On ressent immédiatement une affection profonde pour cette adolescente originaire de Blackmountain dans le Donegal, que sa mère attrape un jour pour lui couper les cheveux et l’affubler de vêtements d’homme, afin de la jeter sur les routes. À quatorze ans, alors que son corps commence juste à se transformer, elle doit se faire passer pour un garçon et chercher du travail. Une gageure à l’époque, où les mauvaises récoltes dues au mildiou se succédaient, plongeant le pays dans la Grande Famine, sans doute l’épisode le plus noir et le plus sombre de l’histoire de l’Irlande. Et c’est à peine si j’ai pu lever les yeux de mon livre, totalement happée par l’épopée de la jeune fille dans cette terre de désolation.
« Le chagrin s’abat sur elle. Le regret de ce qui n’est plus. La douleur de ce qui vient à la place. »
Si ses débuts sont dramatiques et la confrontent à une tragédie terrible et bien prématurée, l’ombre ne cessera de s’agrandir sur l’existence des Irlandais que tout espoir semble avoir quitté. Les scènes de violence se multiplient à mesure que les paysans se retrouvent, comme Grace, sur les routes. Devant ses yeux à peine sortis de l’enfance, se succèdent des scènes de plus en plus terribles, d’une violence et d’une perversité de plus en plus grande. Ou à quoi l’homme se trouve réduit lorsqu’il se trouve acculé par la mort. Grace trébuche mais poursuit sa route, faisant plusieurs rencontres marquantes et nous offrant un panorama particulièrement varié d’individus, notamment Bart, l’un de ses compagnons de route auquel je me suis particulièrement attachée. C’est à travers son regard que nous plongerons le nôtre dans les yeux de ces hommes et ces femmes de passage, tentant de jauger le potentiel de menace pour cette jeune fille que nous aimerions tant protéger nous-mêmes.
« C’est peut-être cela, grandir. Apprendre les choses qu’on vous a cachées. Que la réalité du monde réside dans ses mensonges et ses tromperies : dans tout ce que l’on ne peut pas voir, dans tout ce qui échappe à notre connaissance. La voilà, la réalité du monde. Et l’unique bonheur d’une vie est le temps de l’enfance, quand on est encore plein de certitudes. »
Grâce au style fiévreux, incandescent, et absolument incomparable de Paul Lynch, le lecteur fait corps avec Grace. Tout au long de ces pages, j’avais l’impression de sentir le froid, la faim, les pieds fourbus dans des bottes usées, la peur. La peur des autres et de leur violence, la peur d’être découverte et de subir le sort réservé au genre féminin, la peur de la mort… Il y a une virtuosité qui tient de la magie dans le choix de ses mots, dont la poésie et la précision font mouche. J’étais suspendue à chacune des phrases, que ce soit les cauchemars qui terrorisent Grace chaque nuit, les réflexions profondes sur le sens de l’existence qui occupent ses journées, ses tiraillements permanents entre pitié et dégoût envers les mendiants décharnés qui errent sur les routes et la pressent de leurs suppliques, sa rage contre cette injustice qui préserve les riches et écrase les pauvres dans l’indifférence la plus totale, ou encore ses conversations avec les fantômes de ceux qu’elle a vu disparaître et qui la hantent jour et nuit.
« La liberté, c’est ton âme dans le vide de la nuit. C’est ce noir aussi vaste que ce qui retient les étoiles et tout ce qu’elles dominent, et qui pourtant semble n’être rien, n’a ni fin ni commencement et pas non plus de centre. Les leurres du plein jour nous font croire que ce que voient nos yeux est bien la vérité, mais la seule chose vraie, c’est que nous sommes des somnambules. Nous cheminons à travers une nuit de ténèbres et de chaos, qui jamais ne nous livre sa vérité. »
Il y a une vérité criante dans ce que vit et ressent Grace, qui m’a profondément ébranlée. Son esprit ne cesse de démêler avec acuité les mystères de la vie humaine, dans un dialogue permanent avec son petit frère Colly, qui l’avait suivie à son départ de la maison. Les traumatismes successifs qu’elle éprouve sur la route lui font-ils perdre la raison, ou ne donnent-ils pas plutôt à son regard sur le monde un aperçu cruel de vérité ? Paul Lynch nous offre avec Grace un personnage féminin incroyablement fort, opposant une résilience qui tient du miracle dans des temps où les femmes sont plus que jamais des proies. Elle est terriblement touchante, tiraillée entre la nécessité de survivre, et une innocence, une bonté qui malgré tout ne la quittent pas, résistant à cette atmosphère de fin du monde où les hommes ont été abandonnés à leur sort.
Avec Grace, roman fort bien nommé, Paul Lynch signe un mélange miraculeux de beauté pure et de noirceur, où les instants de grâce côtoient l’horreur la plus indicible pour en faire un roman terrible et magnifique, qui m’habitera longtemps.
Ma note (5 / 5)
Quelle chronique ! Tu m’as convaincue, il me le faut. Et encore une photo splendide, bravo
Merci !