Les Chutes – Joyce Carol Oates

Résumé :

Au matin de sa nuit de noces, Ariah Littrell découvre que son époux s’est jeté dans les chutes du Niagara. Durant sept jours et sept nuits, elle erre au bord du gouffre, à la recherche de son destin brisé. Celle que l’on surnomme désormais  » la Veuve blanche des chutes  » attire pourtant l’attention d’un brillant avocat. Une passion aussi improbable qu’absolue les entraîne, mais la malédiction rôde…

« Maintenant le tonnerre sourd des Chutes, menaçant comme les marmonnements indéchiffrables de Dieu, était entré dans son coeur. »

Mon avis :

L’humiliation, le chagrin et la honte.

Ariah Littrell, une jeune femme étrange, vient de se marier. Par amour ? On sent que ce mariage arrangé ne l’enthousiasme pas plus que ça et pourtant elle est soulagée : elle ne finira pas vieille fille. Elle que tout le monde dédaigne, vierge et célibataire, arrive enfin à se caser avant la barre fatidique des 30 ans. Les rapports entre les deux jeunes époux sont esquissés, on devine un mal-être, confirmé par une nuit de noces désastreuse et le suicide du marié au petit matin. Un geste d’une violence inouïe, aggravé par la conviction qu’a Ariah d’avoir été abandonnée, de ne pas avoir mérité un mari, de ne pas avoir été suffisamment… quoi ? belle, intelligente, sensuelle…? pour retenir cet homme. Elle ne connaîtra jamais les véritables raisons de ce geste désespéré, le fond du coeur de cet homme qui fut lié à elle pour quelques heures, et pourtant elle restera marquée à jamais. Elle dira à qui veut l’entendre qu’elle est damnée, vouée au malheur.

« L’amour n’est pas une force inférieure à celle de la gravité dans l’existence, n’est-ce pas ? La gravité ne se voit pas non plus. »

Pourtant, alors qu’elle veillera sept jours et sept nuits au bord des chutes, en attendant que l’on retrouve le corps de son mari, elle va inspirer une passion soudaine à Dirk Burnaby, un avocat du coin. C’est le coup de foudre, l’histoire d’un amour fou. Contre l’indignation générale, ils se marient dans la foulée. Sera-t-elle heureuse pour autant ? Ou ne va-t-elle pas attendre inéluctablement que le malheur revienne frapper à sa porte ? Ariah, profondément amoureuse, va vivre sur le fil du bonheur, car chaque minute, chaque seconde, elle va se dire que ça ne durera pas, qu’elle ne peut pas avoir droit au bonheur et que fatalement Dirk, lui aussi, finira par l’abandonner. Cet exercice de funambule est d’ailleurs une histoire de famille pour Dirk, qui se remémore l’histoire de son grand-père, qui traversait le gouffre des Chutes sur une corde, jusqu’à ce qu’il finisse par y sombrer. Malédiction ou génétique, tous les hommes de cette famille, Dirk, mais aussi ses fils, vont avoir l’impression de vivre leur vie dans un équilibre précaire, jouant dangereusement au-dessus du vide, se moquant de la fatalité.

« Quand cela avait-il commencé, cette étrange passivité, un peu pareille à une transe, cette dérive qu’il avait prise pour de la loyauté, ou pour une pénitence. »

L’intrigue romanesque est donc palpitante et complexe, se déroulant sur les quelques 500 pages en trois temps. Le temps du suicide du premier mari, le temps du mariage, puis le temps de la famille, où les enfants Burnaby vont tenter de reconstituer les pièces du puzzle de la vie de leurs parents, pour pouvoir eux-mêmes grandir et se lancer dans la vie, libérés du poids du passé.

C’est un portrait de femme saisissant, tout en nuances et subtilités. Ariah est instable, névrosée, meurtrie, courageuse, cruelle et dévouée. Au bord de la folie parfois ; quelles sont ces « voix » qu’elle entend et qui semblent venir des Chutes elles-mêmes ? Elle est insaisissable, une héroïne passionnée et passionnante, dévorée par cette peur si banale et humaine de l’abandon, se donnant corps et âme à son mari, jusqu’au « point de non retour », puis à ses enfants. Un amour maternel qui les écrase, qui les maltraite, mais un amour absolu. Elle est liée aux Chutes, dont elle ne s’éloignera jamais, des Chutes qui symbolisent tout au long du roman l’inéluctabilité du destin.

« Ce n’était que logique. Ariah Burnaby était une femme logique. Elle deviendrait, avec le temps, une femme qui s’attendait au pire pour échapper à l’anxiété de l’espoir. »

C’est aussi un instantané de l’Amérique des années 50-60, avec l’industrialisation des villes et les conséquences inévitables de la pollution et des désastres écologiques et sanitaires ; avec cette toute-puissance de l’argent et la banalisation de la corruption, et ce gouffre entre deux classes, avec cette société d’hommes privilégiés qui entendent régner sur ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre. Remède tragique à cette société malade, le suicide est longuement abordé, sous différentes facettes, parfois de manière très romantique, ainsi que la religion, mêlant anciens dieux indiens et puritanisme catholique.

« Le droit, la politique. La lutte futile des hommes pour dominer les hommes. »

L’écriture de Joyce Carol Oates est nerveuse et enveloppante, très poétique, renforçant la puissance de son texte par de très nombreuses et troublantes anaphores, et servant une narration qui alterne d’une ligne à l’autre la première et la troisième personne, multipliant les points de vue, pour une percée saisissante des profondeurs de l’âme humaine. Un roman hypnotisant, une vraie claque !

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

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3 commentaires sur “Les Chutes – Joyce Carol Oates

  1. Ce roman a l’air sublime. J’admire cette capacité qu’a Joyce Carol Oates de raconter des histoires et de les placer dans un contexte plus large qui nous parle des Etats-Unis et de ses travers.

    J’aime beaucoup Joyce Carol Oates, l’un des plus grands auteurs contemporains à mes yeux. Je l’ai découverte avec Délicieuses pourritures, un roman dérangeant qui se passe dans une université pour filles, avec un professeur qui a un peu trop d’influence sur elles. Puis j’ai lu Fille noire fille blanche, Fleur vénéneuse (publié sous le nom de Rosamond Smith), Carthage et Valet de piques.

    Parmi ces romans, si je devais n’en conseiller qu’un, comme je te l’ai dit en commentaire sur Facebook, ce serait Carthage, qui a été un gros coup de coeur pour moi.

    La bibliographie de Oates est tellement impressionnante, on a de quoi y trouver notre bonheur !

    1. Merci pour tes recommandations ! J’ai bien noté Carthage et je garde les autres en tête !

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