
« Si j’avais un jour un poste, un projet, une idée ou un être auquel je tienne, je dépendrais du monde entier. Car toutes choses sont inextricablement liées. Et les êtres aussi. Nous sommes tous sous un filet. Et aussitôt que nous désirons fortement quelque chose, nous sommes pris au pièce. Il y a de par le monde une chose dont l’acquisition nous parait précieuse. Qui sait s’il n’y a pas, quelque part, quelqu’un qui est prêt à nous l’arracher des mains ? »
Deux jeunes architectes quittent leur école au même moment : Howard Roark en a été expulsé, refusant de rentrer dans la norme et de se plier aux exigences académiques ; Peter Keating en sort quant à lui avec les honneurs et un premier emploi assuré dans l’un des plus grands cabinets de New-York. Leurs chemins ne cesseront dès lors de se croiser, chacun représentant une vision radicalement opposée de l’architecture, et surtout, de leur avenir. Peter Keating en effet entend « faire carrière » et « réussir » le plus vite possible, prêt à toutes les bassesses et les corruptions pour atteindre son but : être célébré par les journaux comme le plus grand architecte de son temps. Roark à l’inverse est un artiste au sens le plus strict, et donc un artiste maudit, souvent sans le sou, et conspué par la critique, refusant la moindre compromission, élevant son métier au rang de culte suprême. Entre l’idéaliste et l’arriviste, lequel atteindra les sommets ?
« Il essaya de leur faire comprendre qu’une construction avait une intégrité, comme un honnête homme, et devait former un tout d’une inspiration unique ; il leur expliqua en quoi consistait la source de vie, l’idée qui se trouvait en chaque être ou en chaque création et comment, si une particule de cet être ou de cette création trahissait l’idée qui l’inspirait, elle signait son arrêt de mort. Et que les seules choses élevées, nobles et belles sur terre étaient celles qui conservaient leur intégrité. »
Dans le New-York des années 20-30 fourmillant et en pleine expansion architecturale, le lecteur suivra ces deux trajectoires diamétralement opposées, confrontant ces deux hommes à la société et à ce qu’elle fera d’eux. À leurs côtés, d’autres personnages entreront dans la danse, à commencer par Dominique Francon, journaliste et fille d’un grand architecte, désabusée par le monde qui l’entoure ; Gail Wynand, propriétaire cynique de L’Étendard, journal dont l’ambition est de plaire au plus grand nombre quitte à verser dans la médiocrité ; ou encore Ellsworth Toohey, qui fait figure de bien plus terrible némésis que le pleutre Keating, et qui entend, avec une froideur et une perversité manifeste, parvenir à manipuler les masses afin de servir ses desseins.
« Je peux tout accepter, excepté ce qui paraît le plus facile à la plupart des gens : les demi-mesures, l’à-peu-près, les compromis. Peut-être peut-on leur trouver des justifications. Mais c’est une chose que moi je ne puis comprendre. Lorsque je pense à ce que vous êtes, je ne puis accepter d’autre réalité qu’un monde à votre ressemblance. Ou tout au moins un monde dans lequel vous auriez un combat digne de vous et des chances de vaincre. Mais ce monde n’existe pas. Et je ne peux pas vivre déchirée entre le monde tel qu’il existe et vous. »
Bien entendu, le personnage fort de ce roman est Roark, pour lequel le lecteur prend fait et cause tant il fascine par son désir absolu de liberté, son individualisme et son génie. À rebours de toutes les normes et de ce que prônent la société et les « penseurs » du moment, Roark ne peut qu’être rejeté, moqué, voire attaqué, à l’image de Martin Eden dans le roman de Jack London. On a pu reprocher à Ayn Rand de donner voix à ses thèses philosophiques et politiques par le biais de ses romans, à travers cet éloge de l’individualiste créateur seul contre tous qui promeut un égoïsme rationnel, il n’en demeure pas moins que La Source vive est un roman magistral, dense, qui aborde énormément de thématiques et forme ainsi un instantané mordant, bien qu’assez cynique, de la société new-yorkaise de l’époque. Il incarne un idéal, un fantasme, une utopie, et tous les personnages sont peu réalistes car extrêmes, chacun incarnant une position bien claire dans un système, qu’il se plie ou non à la norme majoritaire. Ils en deviendraient d’ailleurs caricaturaux s’ils ne formaient pas un ensemble cohérent, et si la force romanesque du livre n’emportait pas tout sur son passage. Que ce soit Roark, Dominique, Gail ou bien même Toohey, aucun n’est disposé à transiger sur sa vision du monde, quitte à en souffrir personnellement, ce qu’ils acceptent tous de bon gré au nom de leur idéal.
« Et n’est-ce pas là la source de toutes les actions méprisables ? Non pas l’égoïsme, mais précisément la trahison de soi. »
Un immense roman bien trop oublié de nos jours, d’une acuité phénoménale et d’une modernité folle, qui traite d’architecture bien sûr, Ayn Rand s’étant inspiré du parcours de l’architecte Frank Lloyd Wright, mais aussi du pouvoir de la presse et de l’intelligentsia bourgeoise, de liberté, et de la notion de beauté, si dévoyée par certains.
Ma note (5 / 5)
Éditions Plon, traduit par Jane Fillion, 1er mars 2018, 704 pages