
« Alex représentait une sorte de meuble social inerte : seule sa présence était requise, aux dimensions et aux formes d’une jeune femme. Rester assise sur sa chaise et hocher la tête était tout ce qu’on lui demandait. »
Alex passe le mois d’août dans l’immense demeure de Simon sur la côte Est. Elle le connait depuis peu, mais mise beaucoup d’espoirs sur cette relation avec un homme de trente ans son ainé qui la couvre de cadeaux. Il faut dire qu’il était temps, à vingt-deux ans, elle n’avait plus de quoi payer son loyer depuis plusieurs mois, et les hommes qu’elle sollicitait d’habitude ne semblaient pas pressés de la revoir. Elle ne sait plus exactement pourquoi, se rappelle vaguement leur avoir volé deux ou trois choses, de la drogue, de l’argent, s’être servie de leur carte bancaire un peu plus que nécessaire. Mais elle tient enfin sa chance, et espère que Simon l’invitera à emménager chez lui à leur retour à New-York. Malheureusement, elle commet un faux pas lors d’une soirée chic, et Simon lui demande de prendre le premier train pour rentrer, seule. Désespérée, niant la réalité qui s’impose à elle, elle décide de rester, d’attendre quelques jours pour qu’il oublie ses griefs, et de réapparaitre, certaine que tout sera effacé et qu’elle pourra reprendre sa place auprès de lui.
« C’était insoutenable, quelque part. Insupportable. Pourtant, elle avait tenu, non ? Puisqu’elle était là. Une sensation familière, une sensation diffuse qui revenait trop facilement. Ces moments où elle savait, avec certitude, qu’elle n’existait pas. Cela l’avait terrorisée, au début. Certains jours en ville qui s’écoulaient sans laisser sur elle le moindre impact. »
En attendant, il va falloir qu’elle occupe ces longues journées, et surtout qu’elle trouve un endroit où dormir, et manger. Le récit va alors suivre ses pérégrinations, le lecteur aussi fasciné que mal à l’aise face à cette jeune femme au passé flou, accro aux médicaments, voleuse, et habituée aux liaisons avec des hommes riches et bien plus âgés qu’elle. À bien des égards, c’est une anti-héroïne, et pourtant elle n’en demeure pas moins attachante, faisant constamment preuve de ressource, se sortant de situations les plus improbables les unes que les autres, cherchant à nouer des relations qu’elle sait éphémères, destinées uniquement à lui permettre de passer la semaine plus ou moins décemment. Maniant un talent certain pour se réinventer et se créer une personnalité de toutes pièces destinée à séduire celui ou celle qui pourra lui apporter son aide, elle va se glisser dans le rôle d’une « invitée », profitant de l’asile et de la protection, si éphémères soient-ils, qu’on lui offre le temps de réfléchir aux prochaines étapes. Fine manipulatrice, elle sert aussi de révélateur d’un monde clinquant composé d’égoïstes et de privilégiés incapables de la moindre empathie. Elle pose sur eux un regard acéré et sans complaisance, et si elle maitrise à la perfection l’art de se couler dans n’importe quelle situation, elle ne parvient finalement à s’identifier ni aux gosses de riches, ni aux domestiques surexploités. Elle erre comme une ombre sous une chaleur écrasante, entre les demeures rutilantes à l’abri des regards et une plage interminable où noyer ses angoisses dans l’eau glacée.
« Certaines choses ne pouvaient peut-être pas s’effacer. Quand elles avaient atteint votre expérience au niveau des cellules, vous aviez beau gratter ce qui était à la surface, il devenait impossible de déloger la pourriture qui avait pénétré dessous. »
Après The Girls, Emma Cline nous offre à nouveau un roman non-conventionnel et impossible à lâcher, porté par une voix féminine détonnante, dont l’intelligence et l’expérience lui permettent de survivre, jour après jour, bien qu’elle se trouve de plus en plus empêtrée dans ses propres sabotages et les mensonges qu’elle assène autant aux autres qu’à elle-même. À mesure que les décisions qu’elle prend paraissent plus mauvaises les unes que les autres, la tension progresse, le roman prenant par moment des airs de thriller psychologique doté d’une certaine sensualité, et parvient à surprendre le lecteur jusqu’aux dernières pages.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions de la Table Ronde, traduit par Jean Esch, 18 mai 2023, 320 pages
C’est une autrice que j’aime beaucoup. Merci pour le partage de cette lecture
Voila qui est très très tentant !