La vie en fuite – John Boyne

Près de quinze ans après Le garçon en pyjama rayé, immense roman au succès littéraire phénoménal, qui nous offrait le personnage inoubliable d’un petit garçon de neuf ans, Bruno, dont l’innocence ne lui permettait pas de comprendre le monde brutal dans lequel il évoluait et ce fameux Hoche-Vite dans lequel les hommes et les enfants se promenaient en pyjamas rayés, John Boyne revient avec une suite, s’intéressant cette fois à sa grande soeur, Gretel.

Après les événements de la fin de la Guerre, la perte de son frère et de son père, Gretel arrive à Paris en 1946 en compagnie de sa mère sous de faux noms, espérant recommencer une vie éloignée de leur passé honteux. En parallèle du récit de l’existence de la jeune Gretel depuis cette arrivée à Paris, jusqu’à Londres, en passant par Sydney, nous la retrouvons vieille dame âgée de quatre-vingt onze ans, et malgré son âge, elle est toujours l’esprit vif et un caractère bien trempé. Son mari est décédé depuis déjà une dizaine d’années, et son unique fils ne vient la voir que pour la presser de vendre son appartement cossu près de Hyde Park, dans lequel elle est déterminée à finir ses jours. Sa seule compagne est sa voisine, Heidi, de vingt ans sa cadette mais déjà affligée de démence. La tranquillité de l’immeuble, et celle de Gretel, sont sur le point d’être mises à mal lorsque de nouveaux voisins emménagent : un couple et leur fils de neuf ans, Henry, qui immédiatement rappelle à notre narratrice son jeune frère. La culpabilité amassée depuis de si longues années va-t-elle la conduire à rattraper ses erreurs du passé auprès de ce petit garçon si sensible ?

« La culpabilité, elle vous empêchait de dormir la nuit, ou, si vous parveniez à trouver le sommeil, elle empoisonnait vos rêves. La culpabilité s’invitait à tous les moments de bonheur, vous chuchotait à l’oreille que vous n’aviez nul droit au plaisir. La culpabilité vous suivait dans la rue, interrompait les moments les plus triviaux par des souvenirs de jours et d’heures où vous auriez pu agit pour empêcher la tragédie mais où vous aviez choisir de ne rien faire, ou de jouer à la poupée. »

Une fois n’est pas coutume, et sans grande surprise lorsqu’il s’agit d’un écrivain que j’apprécie autant que John Boyne, j’ai absolument adoré ce roman. J’ai aimé l’idée de prolonger ce petit bijou qu’était Le Garçon en pyjama rayé en imaginant ce qu’il était advenu de sa soeur, l’existence qu’elle avait menée, et surtout comment elle était parvenue à jongler avec un tel mélange d’émotions. Gretel vit avec son secret depuis 76 ans, et elle a perdu l’habitude de regarder perpétuellement derrière son épaule, même si le passé trouve toujours un moyen de s’infiltrer dans ses pensées. On suit le moindre méandre de son esprit, partagé entre la honte et le désir d’oubli, la volonté d’être quelqu’un de bien et pourtant aussi une certaine cruauté par moments. Elle est finalement profondément humaine, faillible et égoïste, faisant partie de ces enfants qui ont grandi au sein de l’horreur la plus absolue, et plus précisément dans une famille oeuvrant pour l’Holocauste, à un âge où elle ne pouvait manquer de commencer à se rendre compte que son père se situait du mauvais côté de l’Histoire. Pour autant, il lui est impossible de renier totalement l’amour qu’elle portait à ses parents, et aussi, dans le fond, à sa patrie. Gretel est pétrie de contradictions, et par là-même forme un personnage très intéressant, pour autant qu’on puisse se projeter sur l’existence menée par ces personnes réchappées des griffes des chasseurs de nazis. À aucun moment l’auteur ne suscite d’ailleurs la compassion envers elles, il ne fait qu’imaginer ce qu’aurait pu être leur vie, et cette vie en particulier, qui était si liée à celle du petit Bruno, mais qui, Gretel ayant déjà un pied hors de l’innocence contrairement à son frère, devait foncièrement revêtir des couleurs bien plus complexes.

Destinée à un public plus averti que Le Garçon en pyjama rayé qui formait une lecture de jeunesse idéale, La vie en fuite est un roman émouvant sur l’expiation, la culpabilité, la complicité, le deuil, le traumatisme, et la transmission des péchés entre les générations. Peut-on échapper à son passé ? Quelle empreinte forme-t-il sur notre personnalité profonde ? John Boyne ne déçoit jamais, dépeignant ses personnages comme personne, parvenant à concilier l’irréconciliable : l’humanité la plus laide, et l’amour le plus pur.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions JC Lattès, traduit par Sophie Aslanides, 5 avril 2023, 336 pages

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