
« La musique était là ! La musique était là, depuis toujours, elle serait toujours là ! Elle était tellement plus vaste que la vie, tellement plus forte, tellement irrésistible, elle révélait si puissamment l’existence d’une sorte de paradis sur Terre, qu’elle balaya tout, devant elle. Il aperçut cela dans un flash. Une fraction de seconde. »
New-York dans les années 1940. Né sans père, Claude Rawlings est un petit garçon chétif de six ans, qui reste enfermé des journées entières en attendant que sa mère, conductrice de taxi, rentre de son travail. Il s’occupe comme il peut, regarde les jeux de lumière, observe les pieds des passants par le soupirail, se réfugie dans son imagination et ressent déjà profondément son immense solitude. Même après avoir commencé l’école, il se tient à distance de ses camarades. Un jour il s’intéresse au piano droit de music-hall qui se trouve dans sa chambre, enseveli sous la paperasse. Fasciné par l’instrument, par sa sonorité, il découvre des partitions et est déterminé à savoir les déchiffrer. Il se tourne alors vers Mr Weisfeld, qui tient un magasin de musique, et qui sera le premier à s’apercevoir du talent inné de Claude. Déterminé à ne pas laisser dans l’ombre un tel prodige, il prend l’enfant sous son aile, lui donnant des cours, puis lui trouvant les meilleurs professeurs. C’est le début d’une renaissance.
« Comme les êtres sont étranges, se dit-il, soumis qu’ils sont à toutes sortes de forces invisibles, en proie à des démons cachés, s’efforçant tout le temps de sauvegarder les apparences… Il se demanda s’il serait capable de ce genre de courage. »
Nous cheminons aux côtés de Claude, ce petit garçon perdu qui devient un jeune homme habité par la musique. Nous ressentons sa solitude et son sentiment d’isolement, ses émotions en découvrant le cinéma, ses incompréhensions face au comportement erratique et dépourvu d’affection de sa mère, ses petites combines pour gagner quelques pences et payer ses cours de piano à Mr Weisfeld, son attention démultipliée lorsque l’entourage qu’il se crée peu à peu lui inculque de précieuses leçons. Les pages défilent, le coeur suspendu à ses joies, ses succès, ses blessures. Si certains passages, assez théoriques, sur la musique, m’ont un peu perdue, ils sont malgré tout nécessaires pour raconter l’esprit fourmillant de ce jeune garçon qui ne se rend jamais réellement compte à quel point son génie le place à part. Lui est davantage marqué par la condescendance, le mépris voire l’ignorance totale que lui réservera ce milieu bourgeois et fermé avec lequel il ne cessera pourtant de frayer, perpétuellement étonné que les plus puissants soient si indifférents envers les arts.
« Claude compris que tous ces inconnus étaient entraînés dans quelque chose de commun, qu’une force invisible avait balayé toutes leurs différences. Ils ne faisaient qu’un, ils étaient unis. Et tandis qu’il se cramponnait encore plus fort au réverbère, il sentit ses larmes couler, parce qu’il était absolument seul, entièrement à part, et qu’il savait que rien ne pourrait jamais changer cela. »
Corps et âme est le roman initiatique par essence, retraçant les pas de Claude de sa petite enfance esseulée et désoeuvrée, jusqu’au moment où il entre enfin dans la lumière, débutant une carrière phénoménale de pianiste virtuose. C’est aussi bien entendu un grand roman sur la musique, toute la musique, de la plus classique au jazz le plus endiablé, Claude se nourrissant des deux. Le récit donne toute sa puissance aux notes, toute sa réalité à la sueur et aux larmes, à l’engagement du corps, à l’échappée de la création. C’est par ailleurs également un roman historique, racontant un New-York en pleine mutation, qui redéfinit ses quartiers et les relations entre ses habitants. Bien que certaines choses échappent à Claude, le récit raconte en filigrane la guerre froide et la peur du communisme, les fractures sociales et la lutte de classes, le racisme, le snobisme, le culte de l’argent. C’est enfin un roman sublime sur la paternité, celle qui dépasse les frontières de la génétique et embrasse simplement l’amour.
Un magnifique coup de coeur, entre rire et larmes, tendresse et amertume, qui nous offre un personnage inoubliable et célèbre ces passions qui sauvent et élèvent l’âme.
Ma note (5 / 5)
Éditions Folio, traduit par Nadia Akrouf, 9 mars 2017, 400 pages