
Résumé :
Cyril Avery n’est pas un vrai Avery et il ne le sera jamais – ou du moins, c’est ce que lui répètent ses parents adoptifs. Mais s’il n’est pas un vrai Avery, qui est-il ? Né d’une fille-mère bannie de la communauté rurale irlandaise où elle a grandi, devenu fils adoptif d’un couple dublinois aisé et excentrique, Cyril se forge une identité au gré d’improbables rencontres et apprend à lutter contre les préjugés d’une société irlandaise où la différence et la liberté de choix sont loin d’être acquises.
Mon avis :
Je ne sais pas ce qui me touche à ce point dans la littérature irlandaise. Peut-être est-ce cette capacité à capter l’essence de l’Irlande, et en particulier ses souffrances et ses drames, dans des romans d’une beauté et d’une brutalité égales et indissociables. Les fureurs invisibles du coeur m’a bouleversée, je n’arrivais pas à me détacher de ma lecture tout en redoutant l’arrivée de la dernière page. Comme il me paraît difficile à présent de poser des mots qui lui rendent justice et tentent de refléter mon foudroyant coup de coeur pour ce roman magnifique et poignant !
« Nous haïssons ce qui nous effraie en nous-mêmes. »
Cyril a été abandonné à la naissance par sa mère, une jeune fille de 16 ans sans aucune ressource pour s’occuper de lui. Adopté par un couple aisé et excentrique, Charles et Maude Avery, il grandit tant bien que mal auprès d’un père qui lui répétait à l’envi qu’il ne serait jamais un vrai Avery, et une mère qui fumait comme un pompier et s’enfermait des heures durant dans son bureau pour écrire des romans. De sa véritable mère il ne saura rien, tout au plus qu’elle l’a confiée à une soeur rédemptoriste bossue qui se chargeait de fournir des bébés à des couples fortunés en mal de parentalité. À l’âge de sept ans, Cyril rencontre Julian, et c’est une révélation pour lui. Des années durant, alors qu’ils deviendront les meilleurs amis, il ne cessera de se poser des questions sur la nature de son obsession pour ce garçon qui ne parle que de filles et de sexe. Mais voilà, Cyril est homosexuel. Une révélation qui lui apparaît à une époque où non seulement l’homosexualité est considérée comme une maladie mentale, mais aussi pénalement répréhensible (jusqu’en 1993). Amoureux d’un homme qui ne se doute de rien, vivant sa sexualité dans la clandestinité et le dégoût de soi, les jeunes années de Cyril m’ont paru bien tristes, et ce n’est pas près de s’arranger. Le coeur serré, on le voit se débattre, aux prises avec son identité tant sexuelle que familiale, étouffé par la culpabilité et la honte, sans que ses questions ne trouvent de réponses, et sans, longtemps, qu’on ne lui apporte une aide quelconque.
« Nous étions en 1959, après tout. Je ne savais presque rien de l’homosexualité, en dehors du fait que succomber à ce genre de désir était un acte criminel en Irlande qui donnait lieu à une peine de prison. À moins que j’entre dans les ordres, dans ce cas, il s’agissait d’un avantage en nature de la profession. »
La galerie de personnages est pour beaucoup dans la réussite du roman. Cyril bien entendu est un narrateur dont les errements, les tristesses, mais aussi l’humour le rendent particulièrement attachant. On ressent une grande familiarité pour celui que l’on rencontre avant même sa naissance, alors que sa mère est chassée à coups de pieds lors de la messe du dimanche à Goleen, et que l’on suit pas à pas tout au long de sa vie. Mais les personnages secondaires ne sont pas en reste, des personnages que l’on chérit et que l’on déteste tour à tour, et qui sont tout aussi indispensables au roman que Cyril. Il y a les parents adoptifs, Charles et Maude, caricaturaux et désopilants ; Mrs Goggin, que le lecteur sait être la mère biologique de Cyril et qui ne cessera de croiser sa route sans qu’aucun d’eux ne réalisent le lien qui les unit ; ou encore Alice, Ignac, Jack Smoot et tant d’autres… Mais surtout bien sûr, il y a les deux hommes de la vie de Cyril, si diamétralement opposés par leur personnalité et leur impact sur la vie de notre héros : Julian, l’ami d’enfance, beau, exubérant, drôle, croquant la vie à pleine dents, et Bastiaan, le sage, le calme, le grand amour.
« L’idée de passer toute mon existence à mentir me pesait terriblement et dans ces moments-là, j’envisageai sérieusement de disparaître à jamais. »
J’ai souvent ri et pleuré, parfois les deux en même temps. Car ce roman est tout à la fois tendre, amer, drôle, violent. C’est un saisissant récit sur l’Irlande, sur la famille, sur l’identité, sur l’amour sous toutes ses formes. Au travers de l’histoire émouvante d’un homme, symbole de tout ce qui allait de travers dans la société irlandaise et qui petit à petit, progresse vers la résilience et l’acceptation, le roman aborde nombre de thématiques qui ont traversé ces époques : le poids du catholicisme, les années de conflit avec l’IRA, le rejet de l’homosexualité, la corruption politique, la violence, le sida. C’est un roman souvent très dur, avec des épisodes dramatiques, d’autant plus d’ailleurs qu’ils sont particulièrement réalistes. Et pourtant l’auteur a le don de jouer avec l’absurde, d’insérer des situations cocasses, pour faire sourire son lecteur, puis même rire, aux dépens de la bêtise humaine. Il signe ainsi un réquisitoire d’une incroyable force.
« Nous étions à Dublin, la capitale. L’endroit où j’étais né, une ville que j’aimais, dans un pays que je détestais. Une ville pleine d’innocents au grand coeur, d’affreux bigots, de maris adultères, d’hommes d’Église sournois, d’indigents qui ne recevaient aucune aide de l’État, et de millionnaires qui lui pompaient toutes ses ressources. »
Ce roman s’ouvre en 1945, l’année de naissance de Cyril, pour se terminer en 2015 : une odyssée romanesque de 70 ans dans la vie d’un homme en proie à de nombreux démons. Chaque chapitre est espacé de sept années, nous présentant une tranche de vie de Cyril, chaque fois un peu plus âgé, chaque fois à un stade émotionnel différent. Mais c’est aussi 70 ans dans une Irlande changeante, de l’immédiat après-guerre à l’année où le référendum sur le mariage homosexuel a été adopté. C’est incroyablement paradoxal que l’Irlande ait été le premier pays à légaliser le mariage homosexuel, alors que longtemps ce fut l’une des nations les plus rétrogrades, les plus homophobes, les plus intolérantes qu’il pût exister, gouvernée par une Église catholique toute-puissante, profondément hypocrite et cruelle, dont les premières victimes auront été les filles-mères et les homosexuels. On assiste donc avec ce roman à l’évolution d’une Irlande qui a pris le contre-pied de tous ses précédents travers, refermant la porte des erreurs du passé, comme l’illustrent les dernières pages qui se terminent dans l’optimisme et la naissance d’une nouvelle Irlande, libérée, progressiste et moderne.
Ma note (5 / 5)
Éditions JC Lattés, traduit par Sophie Aslanides, 22 août 2018, 580 pages.
J’avais flashé dessus à sa sortie, et la rentrée et ses centaines de livres étant passée par-là, j’avoue que je n’ai pas pris le temps de le découvrir.
Je pense m’y plonger quand il sortira en poche !
Oui je n’ai pas eu le temps de m’y attarder tout de suite non plus, pourtant il en vaut la peine !