
Résumé :
Le 22 février 1942, exilé à Pétropolis, Stefan Zweig met fin à ses jours avec sa femme, Lotte. Le geste désespéré du grand humaniste n’a cessé, depuis, de fasciner et d’émouvoir. Mêlant le réel et la fiction, ce roman restitue les six derniers mois d’une vie, de la nostalgie des fastes de Vienne à l’appel des ténèbres. Après la fuite d’Autriche, après l’Angleterre et les États-Unis, le couple croit fouler au Brésil une terre d’avenir. Mais l’épouvante de la guerre emportera les deux êtres dans la tourmente – Lotte, éprise jusqu’au sacrifice ultime, et Zweig, inconsolable témoin, vagabond de l’absolu.
« Jamais la vue n’est plus étincelante et libre
Qu’à la lumière du couchant,
Jamais on n’aime plus sincèrement la vie
Qu’à l’ombre du renoncement. »
Mon avis :
Cette lecture m’a beaucoup ébranlée. Le suicide de Stefan Zweig m’a toujours émue, mais ce récit des derniers mois de cet écrivain de génie qui peu à peu a sombré dans l’abîme, hanté par la machine destructrice nazie, est extrêmement poignant et m’a arraché bien des larmes. Pourtant il ne s’agit pas d’une autobiographie, les pensées de Stefan Zweig durant les 6 mois qui l’ont conduit à ce geste irréparable ne sont que retransmises, imaginées par Laurent Seksik. Mais l’auteur s’est énormément documenté pour tenter de capturer l’état d’esprit du grand écrivain autrichien, et lorsque l’on connaît un peu Stefan Zweig et son oeuvre, on sent combien le roman s’approche de la réalité. C’est magnifiquement écrit, et il transparaît tant de détresse et de désespoir chez cet Européen convaincu, grand humaniste et fin connaisseur des tourments de l’âme, que cela en est déchirant de tristesse.
« Il n’y a plus d’asile sacré, plus d’endroit fixe où habiter. La vie est désormais le lieu d’une éternelle errance. L’immémorial exode. »
Après avoir fui l’Autriche, puis l’Angleterre, et enfin les États-Unis, Stefan Zweig se trouve au Brésil en compagnie de sa seconde épouse, bien plus jeune que lui et malade, Lotte. Ils recherchent l’oubli, le calme, l’air pur, loin du brouhaha des villes, des complaintes de leurs connaissances et des mauvaises nouvelles égrenées par les journaux. Pourtant il ne peut s’empêcher de se tenir au courant et apprend la disparition d’êtres chers, la progression de l’Allemagne nazie en Europe, le sort réservé aux Juifs qui, petit à petit, au vu et au su de tous, prend un tour de plus en plus tragique et mortifère. Anéanti par le néant dans lequel sombre l’Europe, Zweig a perdu foi en l’humanité. Il est convaincu que Hitler gagnera la guerre, et que l’Europe, voire le monde entier, sera une terre nazie pendant des décennies. Et pire que tout il se sent lâche, il considère comme un déshonneur d’avoir fui sa bien-aimée Vienne alors que tout le monde est resté, de ne pas savoir ce qu’il est advenu de ses amis demeurés sur place par conviction, afin de se dresser contre l’ennemi, aussi vaine que soit l’entreprise. Lui s’est carapaté au Brésil, et la honte l’étouffe. Il cherche son salut dans l’écriture, voudrait écrire la biographie de Balzac, de Montaigne. C’est à cette période qu’il publie le désabusé Le Monde d’hier, ainsi que l’une de ses nouvelles les plus connues : Le Joueur d’échecs, ou comment la barbarie fait sombrer l’homme dans la folie.
« Il avait été le premier des fuyards, il était le dernier des lâches, le dernier des hommes, le Dernier Zweig. »
À ses côtés, il y a Lotte, dont sont également retranscrites les pensées, avec sans doute une grande part d’imagination et de projection de l’auteur. Lotte est passionnément amoureuse de son mari, qu’elle admire avec une ferveur sans bornes. Elle le suit où qu’il aille, l’aide dans la rédaction de ses derniers écrits, et désespère qu’il lui montre à son tour un peu d’amour. Elle est viscéralement jalouse de Friderike, la première femme de Zweig, celle avec qui il a vécu ses années de bonheur et de faste à Vienne, quand il était encore un écrivain prolifique et célébré. Elle l’écoute avec patience raconter ses jeunes années, ses anecdotes, ses rencontres avec les plus grandes têtes pensantes d’Europe. Lorsque la fin approche de manière inéluctable, elle est dévastée mais résignée à le suivre où qu’il aille, commettant l’irréparable par amour.
« Le monde qu’il avait connu était en ruines ; les êtres qu’il avait chéris étaient morts ; leur mémoire, livrée au saccage. Il s’était voulu le témoin, le biographe des riches heures de l’humanité ; il ne parvenait pas à se faire le scribe d’une époque barbare. Sa mémoire occupait trop d’espace, la peur prenait trop l’ascendant. La nostalgie était l’unique moteur de son écriture. Il n’écrivait qu’au passé. »
C’est terrible de voir à quel point cet homme brillant préfère renoncer à la vie plutôt que d’observer la suite des événements, ou bien de prendre la plume, comme l’ont fait certains de ses amis, pour s’ériger contre l’infamie. Ses capacités d’écrivain lui semblent d’un coup dérisoires. Tout ce qu’il souhaite, c’est sombrer dans l’oubli et ne pas s’infliger le spectacle de l’Europe dévastée, et des Juifs exterminés. Lui qui n’accordait pas plus d’importance que cela à une religion dont il n’avait fait qu’hériter, s’est vu apposer l’étiquette de Juif alors qu’il se trouvait encore en Autriche. Ses livres ont été brûlés, son nom inscrit sur une liste d’ennemis de la nation. Son chagrin est incommensurable face à la défaite de la pensée, à la mort qui rattrape un à un ses amis, à cette progression militaire qui obscurcit le destin du monde libre. Est-il si inconcevable qu’un tel esprit ne puisse supporter l’ignominie qui l’entoure ? J’avoue ne pas voir son geste comme un manque de courage, mais plutôt comme la fin inéluctable d’un grand homme qui a préféré regagner l’ombre et ne pas assister au naufrage.
C’est un roman infiniment triste, ainsi qu’un vibrant et bouleversant hommage à Stefan Zweig et à son oeuvre.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Flammarion, 6 janvier 2010, 192 pages
Ce roman fut l’occasion d’une belle soirée littéraire et nos débats furent passionnants. Je suis ravie d’avoir lu ce livre à côté duquel j’étais passée. C’est effectivement un très bel hommage rendu à Zweig et à son oeuvre. Je ne vois pas non plus son geste comme un manque de courage mais comme le résultat d’une perte insurmontable : celle de ses racines, de sa Vienne bien-aimée, de sa culture et de son cosmopolitisme.