Où es-tu, monde admirable ? – Sally Rooney

« Peut-être que nous sommes tout simplement nés pour aimer et nous inquiéter pour notre entourage, pour continuer à aimer et à nous inquiéter, même quand il y a plus important à faire. Et si ça implique que l’espèce humaine s’éteigne, n’est-ce pas, d’une certaine façon, une belle raison de s’éteindre, la plus belle des raisons que tu puisses imaginer ? »

Après avoir lu Normal People, j’avais émis quelques réserves sur le phénomène littéraire qu’on attribuait à ce roman. Malgré tout, la sortie du dernier roman de Sally Rooney m’a tentée, et cette fois-ci, mon enthousiasme n’a pas eu de bornes, c’est un immense coup de coeur.

On y retrouve bien sûr la patte de la romancière, qui excelle à décrire le désenchantement de toute une génération, ses tourments et ses espoirs, avec un réalisme à couper le souffle et un regard aiguisé sur notre époque. Là où Normal People s’attachait à deux personnages sortant de l’adolescence, ce nouveau roman raconte les états d’âme de quatre trentenaires, Alice, Eileen, Simon et Felix. Alice est une romancière à succès qui après une dépression a décidé de s’installer dans un petit village isolé, où elle rencontre Felix après quelques échanges sur Tinder. Sa meilleure amie Eileen est quant à elle restée à Dublin où elle travaille comme assistante de rédaction dans un magazine littéraire. Après une déconvenue sentimentale, elle renoue avec un ami d’enfance, Simon, espérant qu’il lui procure protection et réconfort. Le récit suit ainsi les existences tumultueuses de ces deux jeunes femmes, leurs amours, leurs doutes, leurs questionnements, leur contradictions, entrecoupé par la correspondance qu’entretiennent les deux amies, significative tout autant de leur état d’esprit que du lien qui les unit.

« Nous sommes incapables de nous défaire de la conviction que rien ne compte, que la vie est aléatoire, que nos sentiments les plus sincères sont réductibles à des réactions chimiques, qu’aucune morale objective ne structure l’univers. »

Tous les personnages semblent perdus, se demandant comment ils en sont arrivés là à ce stade de leur vie, reconsidérant leurs choix, doutant de leur valeur, de l’affection qu’on leur porte, cherchant dans l’autre la réponse qu’il ne parvienne pas à trouver en eux-mêmes. À eux quatre, ils symbolisent tant leur génération torturée par des conflits intimes tout autant que par l’état du monde dans lequel ils vivent que le lecteur ne peut manquer de se retrouver dans ces pages. Au centre de leurs préoccupations se mêlent des sujets aussi divers que la littérature, l’effondrement de la civilisation, le changement climatique, la sexualité, le rôle de la religion, la surconsommation, le rapport à la beauté… Mais ces inquiétudes ne l’emportent pas totalement sur leurs propres désirs égoïstes, leur besoin d’être aimé, reconnu et compris, ce qui ne manque pas de provoquer des crises de culpabilité, ainsi que des difficultés dans leurs rapports aux autres. Finalement, il y a un mélange de trivialité et de profondeur, où tout a la même importance, dans ce roman qui reflète les réflexions inhérentes à la nature humaine. Comment aimer, soi-même ou les autres, dans une société de plus en plus anxiogène où règnent la violence, les inégalités, la pauvreté, les désastres environnementaux…?

« C’est malheureux qu’on soit toutes les deux nées au moment où le monde prenait fin. Après ça, il n’y avait plus aucune chance ni pour la planète ni pour nous. Mais peut-être que ce n’est que la fin d’une civilisation, la nôtre, et qu’une autre lui succèdera à un moment. Dans ce cas, nous sommes la dernière pièce éclairée avant les ténèbres, pour témoigner. »

La romancière irlandaise gratte sous l’écorce de l’intimité, et nous offre des personnages d’une justesse poignante. Ils ont des défauts, ils font des erreurs, ratent des occasions, ont le coeur brisé, et c’est justement ce qui nous fait les comprendre aussi bien, entrapercevant à chaque pas quelque chose de nous. En observant Alice, et son malaise face à son succès littéraire qui lui parait démesuré et envahissant, on serait tenté de dresser des parallèles avec Sally Rooney elle-même, mais ce serait tomber dans un travers contre lequel son personnage s’insurge : l’oeuvre doit pouvoir exister par elle-même sans qu’il y ait besoin de curiosité envers son auteur.

Un roman abouti, particulièrement intelligent et lumineux.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions de l’Olivier, traduit par Laetitia Devaux, 19 août 2022, 384 pages 

2 commentaires sur “Où es-tu, monde admirable ? – Sally Rooney

  1. Comme toi, je n’avais pas vraiment compris l’engouement pour Normal People… mais j’ai été très agréablement surprise par ce titre-ci. Toujours factuel, toujours une écriture froide, mais beaucoup de sentiments qui affleurent derrière, comme tu l’écris si justement.

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