
Olive Chancellor vit seule dans une maison confortable de Boston, appartenant à la plus haute société. Fervente féministe, elle assiste à tous les rassemblements de suffragette, écoutant avec dévotion les oratrices du moment et distribuant ses largesses. Un jour, elle décide d’inviter un cousin éloigné à lui rendre visite, pensant honorer les volontés de sa mère décédée ; malheureusement, Basil Ransom, pur produit du Sud et misogyne enragé, est une déception et très vite l’antipathie est réciproque. Ne pouvant le congédier sans être impolie, elle l’emmène à une soirée où un grand nom du féminisme doit discourir, et Ransom la suit, bien décidé à se moquer. Tous deux sont surpris par l’irruption sur la scène d’une jeune fille, une jolie rousse pourvu d’un immense talent oratoire subjuguant les foules, et tombent sous son charme. Olive voit en elle l’occasion tant attendue de faire progresser la cause, et décide de la prendre sous son aile afin de la former et de l’exhiber dans des conférences à travers le pays. Le récit se mue alors en une guerre ouverte entre Olive et Ransom pour les faveurs de Verena.
« Le monde regorge de beaux messieurs qui seraient bien contents de vous fermer la bouche avec des baisers ! Le jour où vous deviendrez une menace pour leur égoïsme, leurs intérêts, ou leur immoralité, ce serait une fameuse victoire pour l’un d’entre eux de réussir à vous persuader qu’il vous aime. »
Je crois qu’aucun personnage n’est réellement destiné à s’attirer la sympathie du lecteur. Ransom est intolérable de suffisance, d’égoïsme et de dédain envers les femmes, qui ne servent selon lui qu’à rendre les hommes heureux, bien cantonnées dans un foyer et si possible sans trop développer d’opinion personnelle. Il est par ailleurs constamment ramené par l’auteur à ses origines « méridionales », et à son appartenance à la race des « perdants » de la guerre de Sécession. Verena semble réduite à ses qualités ornementales puisque finalement ses succès sont bien davantage dû à ses attraits, physiques et oratoires, qu’au contenu de ses allocutions. Par ailleurs c’est une jeune fille extrêmement impressionnable et malléable, qui ne cesse de changer d’idée en fonction de la personne qui parvient le mieux à la convaincre. Admirative de l’intelligence d’Olive et de sa passion pour la cause féministe, elle n’a aucun mal à se laisser entrainer dans son sillon ; mais dès que Ransom, qui ne cache pas ses opinions si opposées en apparence aux siennes, commence à lui faire la cour, sa résolution fléchit bien rapidement. Enfin, seule Olive pourrait s’attirer le respect du lecteur, puisqu’à de nombreuses reprises l’auteur souligne son intelligence et son esprit cultivé. Mais elle représente néanmoins l’image de la vieille fille (sans être âgée pour autant), enfermée dans une haine des hommes qui finit par desservir ses desseins. Son attitude envers Verena est possessive et autoritaire : elle la fait venir chez elle, lui dicte ses fréquentations, lui arrache la promesse de ne jamais se marier et de ne jamais l’abandonner… On comprend assez vite qu’elle est en réalité très amoureuse de Verena, Henry James abordant ainsi à couvert, et toujours de manière très ambiguë, le thème de l’homosexualité.
« Cette noble attitude ne l’empêchait pas de juger les femmes essentiellement intérieures à l’homme, et prodigieusement ennuyeuses quand elles refusaient d’accepter le rôle que l’homme leur avait assigné dans la vie. Il avait des idées très précises sur la place qu’elles devaient occuper dans la nature et dans la société, et il ne se souciait guère de savoir si cette place leur donnait vraiment droit au respect et à l’admiration des hommes. »
Je n’ai jamais été si partagée en lisant Henry James. Tout au long de ma lecture et bien après avoir refermé ces pages, je n’arrive toujours pas à déterminer quelle a été l’intention de l’écrivain, qui livre un roman très ambivalent. C’est l’exemple parfait du roman dont on se demande si une lecture contemporaine, forcément biaisée par l’évolution considérable de la société sur les sujets abordés, est toujours adaptée. Dès lors, il semblerait qu’on ne puisse que se méprendre sur la position de l’auteur. Je ne peux que livrer mes impressions, selon lesquelles Henry James a souhaité dépeindre ici deux extrêmes, également critiquables selon lui : les hommes qui refusent obstinément d’accorder davantage de droits, et même tout simplement de valeur, aux femmes ; mais aussi les féministes qui, par une haine irraisonnée du genre masculin et un esprit revanchard, desservent l’avancée même de leur cause. Ransom est trop évidemment détestable pour être l’étendard des sentiments de l’auteur, et la fin renseigne assez sur la mauvaise opinion qu’a l’auteur du choix final opéré par Verena. Tandis que la leçon brutalement apprise par Olive semble finalement et paradoxalement lui être profitable.
« Elle estimait que d’une manière générale, les hommes avaient de telles dettes envers le sexe opposé, que chaque femme en particulier pouvait tirer des traites sans fin sur le capital masculin ; jamais les femmes, selon elle, n’arriveraient à épuiser leur crédit. »
En tout état de cause ce ne sont que conjectures, et il est assez difficile de trancher avec objectivité et en se replaçant dans les conditions de l’époque, pour un message clair de la part de l’écrivain. Au-delà de cette incertitude qui rend le récit quelque peu désagréable à la lecture, le roman souffre également d’énormément de longueurs, les mêmes discussions semblent revenir encore et encore, et la lassitude m’a souvent gagnée, d’autant que mon intérêt n’était pas éveillé par ailleurs par une quelconque empathie envers les personnages. On est bien loin de mon coup de coeur dévorant pour Portrait de femme, qui à mon sens demeure le grand chef d’oeuvre de Henry James.
Ma note (2 / 5)
Éditions Folio, traduit par Jeanne Collin-Lermercier, 8 novembre 1973, 704 pages