La place du Diamant – Mercè Rodoreda

« Je me souviens encore de cet air frais, un air frais que, j’ai beau y songer, je n’ai jamais plus senti. Jamais plus. Mêlé à l’odeur des feuilles tendres et des boutons de rose, un air qui s’est enfui ; et tous ceux qui sont venus après n’ont jamais été comme l’air de ce jour qui a fait une telle coupure dans ma vie, parce que c’est en avril et dans le parfum des fleurs non écloses que mes petits malheurs sont devenus grands. »

Écrit durant son exil en Suisse, ce roman, retraçant une existence banale secouée par les affres de la guerre civile, assurera la renommée internationale de Mercè Rodoreda et s’imposera comme un classique de la littérature catalane.

On fait la rencontre de Natàlia alors qu’elle n’est qu’une toute jeune fille, employée dans une pâtisserie. Un soir de fête sur la place du Diamant à Barcelone, elle rencontre Quimet. Sa mère est morte depuis longtemps, et son père se désintéresse d’elle, aussi se trouve-t-elle assez démunie face à ce garçon entreprenant qui lui fait une cour assidue mais envahissante, qui entend régir sa conduite et se met en colère facilement. Mais il est beau, et finalement elle ne sait pas trop quoi faire d’autre, alors elle obéit et l’épouse. Son quotidien, entièrement dicté par Quimet, est dès lors émaillé de petits bonheurs et de grandes contrariétés. Elle nous raconte sans fards le difficile tempérament de son mari, les tourments de la maternité, son plaisir d’avoir un intérieur à soi avant qu’elle ne soit totalement dépassée par son travail, ses enfants, et Quimet qui laisse libre cours à ses obsessions sans jamais la consulter, comme celle de transformer une part de plus en plus importante de leur foyer en pigeonnier. La guerre interrompt brusquement ce quotidien, confrontant Natàlia à la pauvreté, à la faim et au désespoir, avant que lentement, elle ne parvienne à reprendre pied.

« Il m’a dit que si je voulais devenir sa femme je devais commencer par trouver bien tout ce que lui trouvait bien. Il m’a fait un grand sermon sur l’homme et sur la femme, sur les droits de l’un et de l’autre, et quand j’ai pu le couper je lui ai demandé :
– Et si quelque chose ne me plaît pas du tout ?
– Elle doit te plaire quand même, parce que tu n’y connais rien. »

Ce qui frappe immédiatement dans ce texte, c’est cette narration très orale, à la première personne, qui donne l’impression de converser sur un banc avec une femme qui vous raconte le fil de son existence. Le récit fourmille de détails de la vie quotidienne tout en omettant paradoxalement de fournir des informations sur les dates, les événements politiques et militaires. On est placé à la hauteur d’une femme simple, qui ne raconte que ce qu’elle sait et qui a de l’importance pour elle, avec une candeur parfois désarmante : l’homme qui est devenu son mari, sa maison, ses enfants, ses amis, son travail, ses malheurs… La guerre civile n’est racontée qu’en filigrane, on n’en connaîtra que l’impact qu’elle aura eu sur le quotidien de Natàlia : son mari milicien parti combattre en Galice, les deuils, les privations, le drame à se trouver dans le camp des perdants, la lente reconstruction.

« J’ai baissé la tête parce que je ne savais ni que faire ni que dire, et j’ai pensé que je devais, de ma tristesse, faire une pelote, toute petite, pour qu’elle ne m’enveloppe pas, qu’elle ne reste pas répandue dans mes veines. En faire une pelote, une balle, une boulette. Et l’avaler. »

Ce récit, sous des apparences de simplicité, est d’une rare puissance évocatrice et déploie une psychologie d’une grande finesse. Le destin de Natàlia fait appel à des thèmes universels, et retrace le quotidien de bien d’autres femmes de son époque et de sa condition. Elle est d’abord une jeune fille naïve et perplexe, puis une femme dépassée, désenchantée, oppressée. Elle a sacrifié sa liberté à un mari puis à des enfants, laissant sa détresse prendre de plus en plus de place à mesure que le temps, et les épreuves, passent, tandis que la sensation d’étouffement, merveilleusement retranscrite, empire inexorablement. Les dernières pages du roman, alors que Natalia sort en pleine nuit sur les traces de son passé, libérant enfin ses angoisses et sa personnalité, sont d’une splendeur et d’une authenticité à couper le souffle.

« J’ai senti très fortement le passage du temps. Pas le temps des nuages et du soleil et de la pluie, ni celui des étoiles qui ornent le firmament, pas le temps des printemps à la saison printanière ni le temps des automnes à la saison automnale, pas celui qui met des feuilles sur les branches et puis les arrache, ni celui qui frise et défrise et colore les fleurs, mais le temps en moi, le temps qu’on ne voit pas et qui nous pétrit. Le temps qui tourne et tourne dans le cœur et le fait tourner et qui nous change de l’intérieur et de l’extérieur, patiemment, et nous rend tels que nous serons au dernier jour. »

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Gallimard, traduit par Bernard Lesfargues, 30 mars 2006, 238 pages

Laisser un commentaire