Entre toutes les femmes – John McGahern

« Mourir, c’était ne plus jamais contempler tout cela. Le spectacle continuerait à vivre dans les yeux des autres, mais pas dans les siens. Il ne s’était jamais rendu compte, au temps où il avançait dans la vie d’une démarche assurée, de toute l’étonnante splendeur dont il faisait partie. »

Dans la campagne irlandaise des années 60, Moran, veuf et ancien combattant désillusionné de l’IRA, a élevé seul ses cinq enfants. Luke, l’ainé, est parti dès qu’il l’a pu, refusant de supporter davantage le joug paternel. Les trois filles, Maggie, Mona et Sheila, s’activent toute la journée dans la maison, rasant les murs et s’efforçant d’anticiper les humeurs changeantes du patriarche. Quant au petit dernier, Michael, c’est le plus désinvolte, protégé par ses soeurs. Un jour, Moran décide de se remarier avec Rose, une fille du coin, et l’atmosphère du foyer change du tout au tout, permettant aux enfants de s’émanciper subtilement, surtout les filles : Maggie part à Londres pour devenir infirmière, quant à Mona et Maggie, elles excellent à l’école, déterminées à tracer leur route de la meilleure des façons.

« Par la suite, quand elle seraient à Londres ou à Dublin, les filles allaient souvent se retourner en pensée vers la maison pour y trouver une consolation. Le souvenir de la lumière sur les prairies fauchées devenait alors magique, l’ombre verte des hêtres leur procurait une délicieuse fraîcheur, tandis qu’elles avaient de nouveau dans la bouche le goût des sardines entre deux tranches de pain : lorsqu’elles étaient au loin, la maison devenait la changeante lumière d’été qui dominait leur vie entière. »

Moran est un homme difficile à vivre, orgueilleux et intransigeant ; ses soudaines sautes d’humeur finissent par devenir également oppressantes pour le lecteur. Mais s’il est détestable, il est également touchant, prisonnier de son passé, de ses convictions et de ses angoisses. La vie dans cette petite ferme est parfaitement retranscrite, avec sa routine immuable, ses traditions, et cette atmosphère qui passe inopinément de chaleureuse à pesante en fonction de Moran, qui est finalement une figure paternelle bien connue : celui qui vit dans le passé, qui pense que le monde est contre lui, qui a des idées arrêtées sur le sens de la famille et des convenances, qui aime profondément ses enfants mais si mal qu’il prend le risque de les éloigner… Incapable de communiquer, il alterne reproches et compliments, affection et agressivité, et pourtant ne se sent bien que parmi ses femmes (qui du reste est le titre original du roman : amongst women). Il y a ainsi une tension sourde tout au long du récit, et en même temps une grande tendresse. Moran est si dépendant de ses enfants qu’il va décliner dès le départ du dernier d’entre eux, quand bien même leurs visites se feront fréquentes, indifférent à tout ce qui n’est pas sa famille. Les liens fraternels, en particulier unissant les trois soeurs, sont par ailleurs très touchants, cette aptitude à faire bloc, à souder leur relation sur leur socle commun, et à considérer que leur père, malgré ses défauts, est au centre de leur univers.

« Au-delà de toutes les divergences, il y avait la certitude que la famille constituait essentiellement un tout. Ensemble ils formaient un monde, et ils pouvaient conquérir le monde. Si on les privait de ce sentiment, ils n’étaient plus rien, sinon des entités individuelles éparpillées. »

Un beau roman, superbement écrit, si profondément ancré dans le temps et dans le lieu qu’il décrit qu’il en devient envoûtant, tandis que les personnages, leurs aspérités et leurs divergences, prennent le pas sur l’histoire. Dans une ambiance austère et désenchantée se dessine alors, avec subtilité et pudeur, toute la complexité des liens entre un père autoritaire et sa famille.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Sabine Wespieser, traduit par Alain Delahaye, avril 2022, 340 pages 

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