Un balcon en forêt – Julien Gracq

Après Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq livre à nouveau un splendide roman sur une guerre annoncée qui semble ne jamais devoir arriver.

En 1939, l’aspirant Grange, surveillé par la sécurité militaire, est affecté à une maison forte du plateau des Hautes Alizes, près de la frontière belge. Dans ce blockhaus bâti en surplomb au coeur de la forêt, il a pour mission, avec ses trois hommes, d’empêcher l’invasion des blindés allemands par les Ardennes.

« Il y avait un charme puissant à se tenir là, si longtemps après que minuit avait sonné aux églises de la terre, sur cette gâtine sans lieu épaissement saucé de flaques de brume et de toute mouillée de la sueur confuse des rêves, à l’heure où les vapeurs sortaient des bois comme des esprits. »

Gracq, lui-même affecté en Flandre, retranscrit ici l’atmosphère de cette « drôle de guerre », et particulièrement de ces premiers mois, d’octobre 1939 à mai 1940, emplis d’un calme assourdissant et de ces présages annonciateurs de défaite. Il ne se passe rien, les ordres languissent, alors chacun vaque paresseusement à diverses occupations : on coupe du bois, on braconne un peu, on tue le temps qui passe avec lenteur. Grange est surpris de se trouver si heureux dans ce cadre bucolique, coupé du monde et de ses rumeurs. Il ne se lasse pas de ses longues promenades dans une nature foisonnante et protectrice, et surtout il va rencontrer une jeune femme, Mona, dont il deviendra l’amant.

« Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici — nous rêvons tous — mais de quoi ?
Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertaine ; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille : il ne restait qu’une attente pure, aveugle, où la nuit d’étoiles, les bois perdus, l’énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l’horizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain l’envie d’être nu. »

Pourtant, si cette forêt dont se repait Grange avec béatitude est enchanteresse, la menace qui plane se fait également de plus en plus obsédante. Les habitants du blockhaus, partagés entre l’angoisse de ce qui ne peut manquer d’advenir et l’envie qu’il se passe enfin quelque chose, commencent à guetter les signes, mais leur isolement les tient à l’écart des nouvelles, tandis que les ordres paraissent désordonnés, incohérents. Les contours de la guerre, d’abord abstraits, se profilent, et elle finira par éclater avec fracas, causant panique et débâcle, dans une fin précipitée qui tranche impitoyablement avec ces longs mois de sursis. Le lecteur retient son souffle, les sens en alerte, un goût terreux dans la bouche, le coeur palpitant devant le tragique inexorable.

« Il n’arrivait rien. Il n’y avait personne. Seulement cette ombre têtue, voilée, intimidante, qui flottait vers lui sans le rejoindre du fond de ses limbes vagues — ce silence étourdissant. »

Quel bonheur de retrouver la plume incomparable de Gracq, ce langage incroyablement soutenu et poétique qui rend prégnantes les émotions du protagoniste, en particulier celles suscitées par la nature environnante, merveilleusement décrite. S’il s’agit à nouveau d’un roman sur l’attente, on est loin ici de l’imaginaire développé dans Le Rivage des Syrtes. Un balcon en forêt, en partie autobiographiqueopère en effet un retour à l’Histoire et à la réalité : celle du souffle de la vie, de sa douceur et de sa beauté parfois, mais aussi une réalité plus crue, celle de la brutalité de la guerre, qui broie tout sur son passage pour ne laisser que le silence.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Corti, 1958, 328 pages

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