
Lady Frances Skeffington aura cinquante ans dans deux mois, et se remet tout juste d’une longue maladie qui lui a fait côtoyer la mort d’un peu trop près. De retour dans sa grande demeure sur Charles Street, elle se met à voir son mari partout, dont elle a pourtant divorcé depuis près de vingt ans. Est-elle en train de perdre l’esprit, en même temps que sa beauté légendaire ? Elle décide de chercher de l’aide, et une réponse à ses interrogations, auprès d’un médecin horripilant, auprès de ses anciens amants qui lui font tous sentir à quel point son apparence est ravagée par les années, et même auprès de sombres inconnus, comme cette vieille dame croisée dans un salon de thé et qui lui offrira peut-être ses lumières sur l’art et la manière de bien vieillir…
« Quoi qu’il en soit, elle avait connu le bonheur, et elle se l’état souvent répété, en en éprouvant de la reconnaissance, et, à présent, il allait falloir commencer de payer. À cinquante ans, l’addition était prête. Aujourd’hui, dans ce vide qu’était devenu sa vie, il était bien difficile d’éprouver quelque gratitude, même par le passé, aussi comblé et délicieux eût-il été. »
Les premières pages, bien que délicieusement écrites comme toujours chez Elizabeth von Arnim, ainsi que le thème abordé, m’ont quelque peu fait douter. Allait-on vraiment passer tout le récit en compagnie de cette dame égoïste, aigrie et vaniteuse ? Pourtant Fanny a réussi à gagner mon coeur, et surtout, la finesse psychologique de la romancière est à son apogée. Il est question dans tous ses romans de la condition féminine, et généralement les femmes de ses romans cherchent à s’affranchir de la domination masculine, que ce soit un mari, un père ou un frère, pour le meilleur comme le pire. Fanny, elle, a réussi. Après la septième incartade de son mari, Job, elle a obtenu le divorce, chose rare et réprouvée encore à l’époque, mais qu’on lui pardonne volontiers puisqu’elle est richissime. Elle est parvenu à se défaire de l’emprise d’un mari infidèle, et a entendu par la suite profiter de l’existence sans entraves, refusant de se laisser à nouveau entraîner dans le mariage.
« Relégué dans une sorte d’oubli, il était devenu effacé et silencieux dans ce qu’il est convenu d’appeler le caractère irrévocable du passé. Mais à présent, il était là, à tout instant. »
Tant qu’elle était jeune et belle, la société fermait les yeux sur ses nombreuses aventures. Mais à présent qu’elle décline, les digues sont rompues. Car qu’est une femme sans sa beauté, et surtout sans un mari ? Plus rien. Tous lui tournent le dos, la méprisent en secret, se gaussent de son physique altéré encore davantage par un maquillage outrancier et des rajouts de cheveux. Les mieux intentionnés lui conseillent de reprendre contact avec son mari, le seul qui fermera peut-être les yeux sur sa beauté fanée. Il est d’ailleurs assez significatif qu’Elizabeth von Arnim ait choisi de donner pour titre à son roman le nom du mari, omniprésent mais paradoxalement grand absent du récit. On retrouve dans ces pages la misogynie la plus crasse, et il n’est pas un homme qui n’exprime en la revoyant son dégoût ou sa désapprobation, semblant miraculeusement oublier que les années sont également passées pour lui…
« Il n’y a rien de tel qu’un mari, vous savez, quand on approche de la fin. »
Elizabeth von Arnim, par le biais d’une héroïne souvent un peu ridicule et pas toujours aimable, traite son sujet avec une intelligence extraordinaire, déployant réparties ironiques et humour noir. Fanny devient de plus en plus attendrissante par son refus de baisser les bras et sa volonté à toute épreuve, mais aussi par l’extrême solitude dans laquelle elle se trouve, à présent que les prétendants ont tous fui. Les réflexions sur le temps qui passe, et l’importance relative de certains aspects de nos vies, sont poignantes et d’une grande justesse. La dérision qui domine les premiers chapitres laisse peu à peu la place à une certaine gravité, jusqu’à une fin inattendue et très émouvante, quoiqu’également, dans le fond, fort cruelle. Ce roman confirme ma grande admiration pour cette romancière extraordinaire, qui signe à nouveau un roman typiquement british, d’une grande délicatesse et sensibilité, et aux émotions universelles.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Les belles lettres, traduit par Bernard Delvaille, 4 juin 2021, 360 pages
Merci Charlotte pour ce très bon commentaire. L’auteure a eu raison d’affliger son héroïne de défauts qui la rendent un peu insupportable, la peinture n’en est que plus crédible, qui est parfait ? Toujours la même pathétique outrecuidance masculine qui se permet de juger le vieillissement d’autrui sans voir le sien : ce n’en est que plus blessant de se voir dévalorisée par de vieux rogatons… Décatie à 50 ans la pauvre lady Skeffington ? L’âge où aujourd’hui de nombreuses femmes sont en pleine maîtrise de leur charme… nous avons bien de la chance de vivre un siècle plus tard… Je lirai cette auteure que je ne connais pas : vous m’en avez donné très envie.